La vie au Château (c’était ainsi que tout le monde parlait du fort) était monotone, un ressassement quotidien, le son aigre de la cloche qui marquait les heures, le coup de sifflet de la revue du matin, la sonnerie pour les repas, pour le couvre-feu. Letitia avait attendu l’extraordinaire, l’aventure, les dangers venus de la forêt, les cris des bêtes sauvages, la magie. Elle avait lu avec passion les récits de Sarah Bowdich, elle avait imaginé la vie en Afrique, les combats contre les insurgés ashantis, la mission pour civiliser les sauvages. George Maclean, croyait-elle, était ce héros, capable de se battre à un contre cent, fort comme un lion et doux comme un ange. La réédité s’était imposée, jour après jour. En fait de combats héroïques, la garnison se contentait de l’exercice, chaque matin, une cinquantaine d’hommes de couleur manœuvrant dans la cour, sous le commandement d’un sous-officier écossais, sous un soleil de plomb fondu. Leurs uniformes étaient pour le moins fantaisistes, pour les uns trop grands, pour d’autres ridiculement courts, certains en guenilles, gris de poussière, et les souliers leur faisaient si mal qu’ils les accrochaient par les lacets autour de leur cou. Le gouverneur lui-même n’échappait pas au coup d’œil critique de Letitia : dans son uniforme rouge, sous son haut casque blanc, il transpirait abondamment, et avait mis à son service un petit garçon qui baladait un grand parasol de toile partout où son maître allait. Letitia n’avait pu s’empêcher de commenter : « George, vous ressemblez beaucoup à Robinson Crusoé avec votre parasol et votre Vendredi. » George n’avait pas apprécié la plaisanterie. Depuis leur séparation, il se montrait injuste avec Letitia. De fait, tout ce qui l’avait séduit chez cette femme en Angleterre, sa vivacité, son sens des reparties, son imagination fantasque, ici lui paraissait insupportablement futile et arrogant. Un après-midi qu’il avait à dîner le gouverneur hollandais d’Elmina, Letitia était apparue dans sa robe de mousseline rose, d’inspiration orientale, ses cheveux noirs coiffés en chignon piqué d’une fleur de frangipanier, ce qui avait suscité un peu plus tard un reproche aigre. « Ma chère, avait grincé George Maclean, vous me ferez plaisir en n’oubliant pas que nous ne sommes pas ici dans un salon de Brompton, et que le Château de Cape Coast n’est pas destiné aux bals costumés. » Avait-elle bu plus que de raison du vin mousseux apporté par le Hollandais, toujours est-il que la conversation, portant sur le rétablissement de la traite, avait donné lieu à un éclat, quand, à la réflexion que « le monde entier réclamait la main-d’œuvre qui manquait, et que même le roi des Ashantis ne comprenait pas la loi sur l’abolition », Letitia s’était exaltée : « Est-ce pour cela que l’Angleterre est présente en Afrique, pour plaire à un barbare ? » Le silence qui s’était ensuivi était une réponse éloquente. Letitia, le visage aussi rose que sa robe, avait dû s’enfuir dans sa chambre pour cacher ses larmes.
C’est à cette époque sans doute qu’elle a entendu parler pour la première fois des « Wench ». Les « filles », c’était le surnom qu’on donnait en Afrique aux femmes africaines qui partageaient la vie des officiers en poste dans les forts. Plusieurs fois, le mot était apparu dans les conversations, à propos des officiers de la Compagnie, ou de chirurgiens de passage. Un soir que George Maclean dînait avec le gouverneur de Whydah, venu de la rivière Lagos, le nom de Sally Abson fut mentionné et, à la demande de Letitia, le gouverneur raconta son histoire. C’était une histoire très triste, qu’elle écouta avec une émotion grandissante, jusqu’à verser des larmes. Sally était la fille que l’ancien gouverneur de Whydah, nommé Lionel Abson, avait eue d’une esclave du Dahomey avec laquelle il avait vécu maritalement. Elle avait été élevée dans le fort, et tous ceux qui l’ont connue racontent qu’elle était devenue une jeune fille d’une grande beauté, avec le teint noir brillant de sa mère et les traits réguliers de son père. Il paraît qu’elle avait des yeux d’un vert pâle transparent qui éclairaient son visage. Le gouverneur Abson l’aimait beaucoup, et avait voulu pour elle la meilleure éducation. Il lui avait fait donner des leçons de musique et de chant, et elle jouait très bien de l’épinette et de l’orgue dans la chapelle du fort. Elle lisait beaucoup, surtout de la poésie, et c’est peut-être ce trait qui avait arraché des larmes à Letitia.
Le malheur fit que Lionel Abson mourut de fièvre assez brutalement, et Sally et sa mère se retrouvèrent dans une situation difficile, sans argent et sans avenir. Un chirurgien de marine nommé Macleod, ami d’Abson, décida de venir en aide à Sally et la fit embarquer sur son navire à destination de Cape Coast. Mais, à l’escale de Popo, un roitelet du Dahomey, qui avait entendu parler de la beauté de Sally, la fit enlever par ses hommes et l’enferma dans son harem. Tous les efforts de Macleod pour faire libérer Sally furent vains, et la pauvre fille, devenue l’esclave du tyran, ne tarda pas à dépérir et finit par mourir de chagrin, loin de sa mère et de son pays natal. Cette histoire tragique emplit Letitia de mélancolie, et elle décida d’en faire une longue nouvelle qui mettrait en évidence la cruauté de l’esclavage.
À partir de ce récit, Letitia commença à poser des questions sur les « Wench ». Elle ne tarda pas à comprendre que l’aventure de Sally Abson n’était pas exceptionnelle, et que tous les hommes de la Compagnie, quel que soit leur rang, avaient une femme africaine, avec laquelle ils avaient fondé une famille, parfois sans cesser d’être mariés et d’avoir leurs enfants légitimes en Angleterre. Cette révélation fut pour Letitia un véritable bouleversement. Tout d’un coup, il lui semblait que ses yeux se dessillaient, qu’elle voyait la réalité. L’hypocrisie masculine, qu’elle avait expérimentée à Londres, lui apparut dans toute sa monstrueuse bassesse. Elle était si indignée qu’elle ne résista pas au besoin d’en parler à son mari : « Savez-vous que des hommes d’honneur, que l’Angleterre a envoyés en Afrique pour qu’ils servent d’exemple aux indigènes, et leur montrent la vraie foi, non seulement se comportent en tyrans, mais qu’ils vivent en familiarité avec des femmes noires, de malheureuses filles qu’ils ont séduites ou, pis encore, qu’ils ont faites esclaves, et qu’ils ont avec elles des enfants bâtards qu’ils abandonnent lâchement quand le gouvernement les rappelle à la patrie ? » George l’avait regardée sans répondre. Letitia était emportée par son émotion, par sa colère. Qu’espérait-elle ? Les hommes n’étaient-ils pas tous complices ? Peut-être qu’à cet instant elle se souvenait de son propre déshonneur, quand elle avait été abandonnée par un homme alors qu’elle était enceinte, et qu’elle avait dû se cacher à l’étranger pour accoucher de son enfant. Puis le comble du déshonneur, quand cet homme avait refusé de démentir la rumeur et l’avait abandonnée une seconde fois à la vindicte publique, jusqu’à cet article publié dans le Wasp, où l’on disait qu’elle avait eu un enfant à Paris, et l’avait mis en nourrice dans la campagne française. Puis la calomnie organisée par l’infâme Alaric Watts, qui faisait de Letitia une aventurière, une mangeuse d’hommes, et la rupture avec John Forster, l’homme qu’elle avait cru être son seul ami — l’homme qu’elle avait voulu épouser, et qui s’était livré à cette manœuvre ignoble, avait diligenté une enquête policière à son sujet, comme si elle était une criminelle, une fille perdue. C’étaient ces souvenirs humiliants qui la submergeaient, maintenant, ce déshonneur qu’elle lisait malgré elle dans le regard froid de George Maclean. Alors la honte l’envahit soudain, son cœur battant trop fort, son visage en feu, elle s’enfuit dans sa chambre, pour cacher ses sanglots comme autrefois quand elle était une petite fille. Elle attendait qu’il vienne, elle guettait à travers ses larmes le bruit de ses pas dans l’escalier, elle espérait qu’il la prît dans ses bras pour la consoler, la rassurer. Mais au lieu de cela, il avait refermé assez brutalement la porte de ses appartements, et Letitia avait entendu distinctement le bruit du pêne dans la serrure. Elle ressentait l’immensité de sa solitude.