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Chaque nuit, c’est Laura qui est venue d’outre-tombe. Son petit visage, là-bas, à l’autre bout de la mer, en France. Plus fort que jamais, son absence, un morceau d’elle-même qui lui avait été arraché, par lâcheté, par faiblesse. « Laura… Laura. » Elle entendait battre les syllabes de son nom. Elle avait pensé, elle avait espéré. Contre toute logique, contre toute évidence. Elle avait imaginé que Laura vienne la rejoindre ici, au fort de la Côte, accompagnée de sa nourrice, elle aurait préparé une chambre à côté de la sienne, elle aurait fait venir une préceptrice. Cela aurait été une belle vengeance contre William, le père de Laura, lui qui avait refusé même d’entendre parler de sa fille, qui l’avait trahie, l’avait rejetée dans l’oubli. Ici, elle aurait eu une vraie famille, elle aurait rempli les corridors et les cours de ses rires, elle aurait appris le chant et la musique, elle serait allée à l’école du fort avec les petits Africains. Letitia pensait à tout cela comme si elle était en train d’écrire une nouvelle fin au roman de Paul et Virginie, ou à Ourika. Une fin heureuse, qui annoncerait le commencement d’une ère nouvelle. C’était un rêve, bien sûr. Laura était morte depuis très longtemps, emportée à l’âge de deux ans par une fluxion, et Letitia n’était arrivée à Honfleur que pour se recueillir sur sa tombe, sans l’avoir revue.

Cette nuit-là, Letitia est allée jusqu’au bout du fort, à l’endroit qu’elle aimait, où les vagues se brisent sur les rochers. Penchée sur le mur, elle regardait le vide devant elle, plein du vent et du mouvement de la mer, elle imaginait qu’elle s’élançait, les bras collés au corps pour que le poids de la tête l’entraîne, l’instant infini de la chute avant qu’elle s’écrase sur les rochers et que la mer la happe et l’entraîne vers les profondeurs.

Les sentinelles la voyaient passer par la porte de la poterne, monter l’escalier qui conduit à la plate-forme des canons, et elles ne bougeaient pas. Peut-être que George avait donné des instructions pour qu’on la laissât passer — ou bien c’étaient les soldats eux-mêmes qui avaient décidé de ne plus rien dire, peut-être qu’ils éprouvaient du respect pour cette femme qui errait la nuit dans le vent et les embruns, l’air d’une somnambule. À moins que ce ne fût un complot, pour se débarrasser d’elle — dans son délire, Letitia imaginait une vengeance de la Wench de Maclean. Seule, un soir, alors que Letitia était penchée au-dessus du vide à boire le vent, une voix douce s’est adressée à elle. Une femme l’a prise par le bras, l’a tirée en arrière. « Mame, il fait froid, venez, ne restez pas là… » Letitia a reconnu Meriama, l’aide de la cuisinière. C’était une jeune Africaine au corps massif, mais avec un joli visage souriant. Letitia s’est appuyée sur elle pour retourner vers les appartements. Dans la cuisine désertée, Meriama lui a fait chauffer du bouillon, que Letitia a avalé en se brûlant, les yeux pleins de larmes. De toutes les personnes habitant le Fort, George, le médecin Shepard, Miss Tardy la couturière, ou les voyageurs de passage de la cellule maçonnique de la Torridzonian, il n’y avait que cette servante qui montrait quelque sentiment à son égard, qui se souciait d’elle. C’était cela, et la brûlure du breuvage, qui avait mis des larmes dans ses yeux.

À partir de cette nuit, Letitia a pris l’habitude d’aller dans la cuisine chaque soir, pour parler avec Meriama. Meriama parlait un anglais mélangé de pidgin et de langue fanti, qui rendait son bavardage drôle, ingénu. Elle a raconté sa vie, comment elle avait été enlevée dans son village quand elle était enfant, et vendue à un soldat d’Elmina, et à la mort de celui-ci, elle était restée au Fort avec ses deux enfants, un garçon et une fille en bas âge, puis elle s’était remariée avec un pêcheur. Letitia lui a parlé de Sally Abson, mais Meriama ne savait rien d’elle. Et puis un jour Letitia lui a posé la question qui lui brûlait les lèvres : « Est-ce que Master George avait une Wench avec lui avant qu’elle n’arrive au Fort ? » Meriama a eu peur, elle a caché son visage dans ses mains et, comme Letitia insistait, elle s’est débattue : « Ah, Mame, il ne faut pas parler, c’est interdit, c’est interdit ! »

C’était devenu une obsession pour Letitia. Elle ne pouvait plus penser à autre chose, maintenant qu’elle avait quelqu’un qui pouvait lui apprendre la vérité. Une fois, elle s’est décidée à affronter George, elle a marché à son bureau, hors d’elle, mais ses jambes tremblaient au moment de franchir le seuil. Elle s’est assise sur les marches de l’escalier, incapable de respirer. À la demande de George, le docteur Shepard prescrivit quelques gouttes supplémentaires de laudanum à prendre chaque soir. Pendant une ou deux semaines, le médicament fit de l’effet, et Letitia dormit lourdement, ne sortant de sa torpeur qu’au milieu de l’après-midi. Elle devint pâle, ses cheveux, emmêlés et ternes. En se regardant dans sa psyché, elle découvrit son visage vieilli, des rides d’amertume au coin de ses lèvres, des cernes autour de ses yeux. Elle repéra même quelques fils d’argent dans ses cheveux noirs.