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George Maclean commença à parler de la renvoyer en Angleterre. Il y avait de la place pour elle dans la maison de son frère, à Keith, en Écosse, elle pourrait se soigner, recouvrer la santé. Mais Letitia ne voulait pas entendre parler de retour : « Je ne suis pas malade ! » Elle ajouta, d’une voix assourdie par la colère : « Ce n’est pas de ma santé que vous vous souciez, c’est de votre — de votre tranquillité ! » Elle cherchait le mot, elle voulait dire, crier : « Votre Wench, votre maîtresse noire ! » Mais ces mots vulgaires et humiliants n’arrivaient pas à franchir sa gorge.

Elle en était sûre à présent. À force d’insistance, elle avait obtenu de Meriama la vérité. Une femme avait habité le Fort avant elle, une Wench, dans l’appartement du Gouverneur. Elle était partie la veille de l’arrivée de Letitia, justement lorsque George Maclean avait quitté le navire en pleine nuit. Avait-elle eu des enfants ? Meriama avait entendu dire qu’elle avait eu une fille, qui vivait loin, du côté d’Axim, au cap Trois-Points. Et comment s’appelait l’enfant ? Meriama savait qu’elle avait un nom païen, mais que le Gouverneur l’avait fait baptiser au Fort, et qu’elle s’appelait Laure. En entendant ce nom, Letitia s’est mise à rire, de dérision, de ridicule, un rire grinçant. La destinée s’était jouée d’elle en donnant à cette fille métisse de son mari le même nom qu’elle avait donné à sa propre fille !

Il lui semblait se réveiller d’un long sommeil. Maintenant, tout semblait différent à Letitia. Le Fort, qu’elle avait imaginé sans le connaître un château romantique, une sorte de vaisseau de pierre immobile au-dessus de l’Océan, entouré de légendes et du bruit de la forêt, dans lequel des hommes de la noblesse ancienne, solitaires et farouches, vivaient dans l’exaltation de l’aventure, pour accomplir leur idéal chrétien, jusqu’au sacrifice de leur vie — le Fort était devenu une prison ignoble et sombre, pénétrée de fièvres et de mélancolies, habité par des monstres avaricieux et impudiques, qui utilisaient leur pouvoir pour asservir les Noirs, les réduire en esclavage et violer leurs filles, et voler leur or. Au fil des discussions, elle notait le mal qui l’entourait : tel gouverneur d’Accra, qui avait dérobé des millions sur l’argent qu’envoyait la Compagnie, au moyen de fausses factures, inventant des campagnes militaires, des cadeaux aux rois africains. Tel autre, qui avait fait fouetter à mort un serviteur, pour un mot de travers, pour avoir cassé de la vaisselle, ou pour avoir chapardé dans la réserve.

À Christianborg, à Elmina, à Chamah, que les maîtres soient anglais, hollandais, ou danois, c’était la même chose. Un jour, elle découvrit la prison souterraine, sous la place d’Armes. Elle voulut visiter les cellules, et pour cela elle mentit aux soldats, profitant de l’absence du Gouverneur en visite sur un bateau marchand mouillé au large. Descendant par un étroit boyau, elle arriva à une grille de fer rouillé, de l’autre côté de laquelle se trouvait une grande salle voûtée éclairée par deux puits de ventilation, d’où tombaient deux colonnes de lumière qui semblaient le regard de deux yeux pleins de tristesse.

Une seule des grandes salles souterraines était encore occupée par des prisonniers. Des rebelles ashantis, quelques soldats surpris en état d’ivresse, quelques petits voleurs, et un assassin. À part ce dernier qui était entravé par une lourde chaîne rattachée au mur, les prisonniers étaient assis sur le sol de terre battue, le même sol où avaient séjourné dix ans auparavant les esclaves en partance pour les Amériques. Ils ne parlaient pas, et semblaient abattus par la fièvre et par la demi-obscurité, sauf un vieillard qui gémissait en continu, une chanson plutôt qu’une plainte. Mais ce qui horrifia Letitia, c’est l’odeur qui sortait des cellules, même celles qui étaient vides, une odeur qui émanait du sol et des murs. Letitia était agrippée à la grille, elle avait mis un pan de son châle sur son visage, pour lutter contre cette odeur de mort. Au fur et à mesure que ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, elle distingua les visages des prisonniers, leur expression sauvage et féroce pour certains, pitoyable pour les autres. « Combien de temps vont-ils rester ? » Le gardien cherchait une réponse. « Long temps, Mame, très long temps, pour lui, pour lui, tuer des gens, long temps, Mame, deux ans, trois ans… » Letitia montra le vieillard recroquevillé contre le mur. « Et lui, combien de temps ? » Le soldat eut un petit rire de mépris. « Lui, depuis temps de l’esclavage, Mame, dix ans, maintenant aller en enfer. » Letitia voulait continuer l’exploration des galeries souterraines. « Et les femmes, où étaient les femmes ? » Le garde l’a accompagnée jusqu’aux cellules éloignées, contre le mur d’enceinte du Fort. Au centre des cellules une cour pavée, en dessous de la caserne. « Ici, beaucoup, beaucoup de femmes. » Le soldat avait l’air de bien s’en souvenir. Ici aussi, l’odeur était repoussante, une odeur inhumaine, plus acide pensait Letitia, l’odeur du sang des menstrues qui avait imprégné le sol. Une odeur animale. Les murs étaient recouverts d’une mousse noire, sauf par endroits, où on voyait encore la trace des ongles qui avaient griffé la pierre. Letitia frissonnait d’horreur, mais elle ne pouvait pas détacher son regard des cellules. Elle était entrée à l’intérieur, elle touchait les murs, elle cherchait à ressentir les souffrances de celles qui y avaient été enfermées. Au centre de la cour, un bassin de pierre était rempli d’eau croupie. Le soldat se pencha sur le bassin et fit semblant de se laver. Il montra les fenêtres de la caserne, au-dessus de la cour. « Là-haut, les hommes regarder, les jolies femmes, venez, venez s’amuser. » Letitia s’écria avec dégoût : « S’amuser, elles s’amusaient avec les hommes là-haut ? » Le garde hocha la tête. « S’amuser, les femmes avec les hommes, la nuit, l’escalier pour les femmes. »

Letitia n’a pas osé parler du Gouverneur. Est-ce que lui aussi venait sur le balcon pour choisir une femme, une jeune fille en train de se laver dans le bassin, et que les soldats lui amenaient toute tremblante, ses yeux apeurés comme ceux d’une biche que l’on conduirait à un loup ?

Depuis la visite aux cellules souterraines, Letitia ne pouvait s’empêcher de penser aux prisonniers qu’on avait enfermés sous la cour d’honneur, avant de les pousser vers les chaloupes qui les emmenaient vers les navires des trafiquants. Chaque fois qu’elle sortait, elle regardait avec horreur les trous de ventilation aménagés de chaque côté de la cour, pareils à des puits sans fond. Pendant le jour, le brouhaha de la vie couvrait tout, mais la nuit, au fond de sa chambre, Letitia croyait entendre la plainte du vieux fou dans sa cellule. Elle se bouchait les oreilles, mais cela venait avec la rumeur de la mer et du vent. Elle croyait entendre les voix des autres prisonniers, le cri de rage de l’assassin qui attendait qu’on le pende, et aussi les voix des esclaves, les femmes surtout, un grondement de colère et de peur, et leurs ongles qui grinçaient sur les murs. Parfois, elle se réveillait au beau milieu de la nuit, le cœur battant, la gorge serrée, elle avait entendu distinctement la voix de Laura qui l’appelait. « Ma chérie, tu es là, tu es venue ! » Et quand elle se redressait dans son lit, le sang battant dans ses tempes, le dos trempé de sueur, la solitude l’enveloppait d’un voile glacé. « Oh mon Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ! » Et elle se laissait aller en arrière, les yeux ouverts sur le vide.