Quand Letitia laissait sa lampe allumée, Meriama venait frapper à sa porte. « C’est Meriama, Mame, c’est Meriama de la cuisine. » Elle apportait du bouillon chaud. Elle s’asseyait par terre à côté du lit pendant que Letitia soufflait sur la tasse. C’était un moment de douceur, grâce à la voix chantante de Meriama, à ses expressions enfantines, à sa façon de rire de tout, comme si rien n’avait d’importance. « Parle-moi, Meriama, parle-moi de tes enfants, comment s’appellent-ils, où sont-ils maintenant ? » Et Meriama parlait, racontait la vie au village, son mari pêcheur, les enfants qui viendraient à l’école du Fort l’année prochaine, grâce au Gouverneur, c’était lui qui avait ouvert l’école aux enfants des serviteurs, tout le monde aimait beaucoup Master Maclean, il était juste et bon, il ne faisait jamais fouetter les domestiques comme font les autres gouverneurs à Anomabu, à Elmina. Letitia s’endormait en écoutant le bavardage de Meriama, parfois elle tenait sa main, une main large et rugueuse comme une main d’homme, cela la rassurait. Avec elle rien n’était vraiment tragique, elle racontait les choses horribles en riant, cet homme qui l’avait violentée au Fort, quand elle était arrivée, un soldat ivre, que le Gouverneur avait renvoyé, elle disait cela en montrant ses fesses, « C’est malheur, Mame, c’est malheur d’avoir un joli cul », elle ne mâchait pas ses mots.
En écoutant Meriama, Letitia a eu l’idée de son voyage. Elle irait là-bas, jusqu’à Axim. Elle sortirait de la prison du Fort, elle irait voir les enfants de Meriama, et peut-être qu’elle rencontrerait l’autre femme, peut-être qu’elle verrait la fille métisse de George Maclean, Laure. C’était une idée un peu folle, mais elle a fait tout pour obtenir l’autorisation de son mari. À lui, elle a parlé de Sarah Bowdich, elle irait elle aussi en exploration, elle écrirait un récit de ses aventures pour la Torridzonian, qu’elle publierait à Londres, dans la Literary Gazette, et ainsi tout le monde saurait en Angleterre qu’elle était encore en vie, qu’elle restait une romancière, africaine certes, mais aussi populaire que dans sa jeunesse, et tout le monde là-bas l’adorerait à nouveau, comprendrait sa vie dans ce nouveau monde ! Son exaltation était telle qu’elle a dû en parler tout de suite à George, dès le matin. Il était encore en chemise, il attendait son barbier. Il l’a écoutée sans broncher.
« Vous verrez, promettait Letitia, ce sera un roman, ou peut-être un long poème, tel qu’on n’en a jamais fait sur l’Afrique. »
George était étonné. Il retrouvait la femme dont il était amoureux, qui s’était jetée dans l’aventure, n’avait pas hésité à embarquer à bord de l’Endeavour pour l’accompagner sur la côte ashanti. L’éclat des yeux noirs de Letitia, la vivacité de ses gestes, le timbre chaud et grave de sa voix, l’air si jeune, si enthousiaste, quelque chose d’oriental dans sa façon d’être. Quand elle s’est assise à ses pieds, à la manière d’une enfant, entourant ses jambes de ses bras, pour mieux parler de son désir, il voulut dire : nous verrons cela plus tard, mais elle ne l’a pas laissé prononcer sa phrase, elle s’est écriée : « Oh, George, dites oui, s’il vous plaît ! » Il n’a pu que répondre : « Quand voulez-vous partir ? » Elle était prête à partir tout de suite, là, ce matin, le temps de rassembler des porteurs et des vivres. George l’a calmée : « Non, non, il faut bien tout préparer, que je prévienne Dixcove, le gouverneur d’Elmina, d’Axim. Le docteur Shepard vous accompagnera, et une dizaine de soldats, je ne veux pas que vous couriez le moindre risque. » Le départ fut fixé pour le début de la semaine suivante.
Cette semaine fut la plus longue que Letitia eût jamais vécue. Chaque matin, dès l’aube, elle se tenait, non plus sur la plate-forme pour regarder la mer, mais à la pointe est, pour voir le soleil se lever au-dessus de la terre, éclairer les toits des maisons des pêcheurs, et briller sur les feuillages des arbres et sur la ligne de la forêt.
Enfin le voyage commença. Letitia était installée dans un hamac porté par quatre hommes. Pendant des jours, elle subit le balancement de leur marche à travers la forêt, du matin jusqu’au soir, avec quelques arrêts qui lui permettaient de se dégourdir les jambes pendant que les porteurs se reposaient. La nuit, ils dormaient dans des huttes au toit de feuilles. À la lumière de sa lampe tempête (une bougie enfermée dans une lanterne en laiton à fenêtres micacées), Letitia écrivait le journal du voyage, par bribes, au crayon à mine de plomb sur des feuilles de papier humides. Elle lisait avant de s’endormir de la poésie, Shelley, Byron, Keats. Sur un carnet, elle avait recopié à la main des passages du poème de Felicia Dorothea Hemans, Le Sanctuaire de forêt. C’était cela qu’elle écrirait à son retour au Fort, un poème où elle conterait la fuite d’un esclave et son amour pour une femme libre de la côte… Puis elle se couchait sur son matelas de coton, enveloppée dans un tulle qui faisait office de moustiquaire. Les nuits étaient telles qu’elle les avait imaginées, bruissantes d’insectes, de cris étranges, de frôlements inquiétants. Elle ne s’endormait qu’au petit matin, quand le serein ruisselait sur le toit. Elle s’étonnait de n’avoir pas peur. Elle se sentait emportée dans un tourbillon, il n’y avait plus de frontière entre la réalité et les rêves.
Passé Elmina et Jago, la troupe s’arrêta au fort de San Sebastian de Chamah, où le seul militaire anglais de la garnison leur offrit l’asile pendant quelques jours, pour profiter de l’eau, qui selon ce qu’on disait était la meilleure de toute la côte. Mais Letitia était impatiente de continuer, et dès le lendemain, avant le lever du soleil, elle donna le signal du départ. Après Segondi, Fort Orange, la piste s’enfonçait dans l’intérieur, à travers une forêt épaisse. Quand elle était lasse du balancement des porteurs, Letitia marchait sur l’étroit chemin. Pour rendre plus résistantes ses bottines, elle les avait doublées avec des guêtres de toile qui recouvraient ses jambes. Elle s’était habillée légèrement, une longue robe de coton à manches larges, qu’elle avait cousue au milieu pour faire une sorte de culotte à la manière des femmes orientales. Elle portait un chapeau de paille acheté exprès à des femmes missionnaires, qui protégeait sa nuque du soleil. Malgré cela, elle se sentait trempée de sueur, ses cheveux bouclés étaient collés sur ses joues et sur ses épaules. Elle avait pensé voir des bêtes sauvages, des singes, des oiseaux de toutes les couleurs. Tout ce qu’elle rencontra fut la nuée des moustiques qui s’abattait sur la troupe à la tombée de la nuit, et les tiques noires qui tombaient sur elle quand elle frôlait les feuilles. Mais les plantes étaient magnifiques, des arbres géants aux branches et aux racines tentaculaires, des palmes, des lianes rouges qui étouffaient les troncs, des fleurs pâles qui poussaient dans l’air, une nature immobile et puissante qui excitait son cœur.
Ils arrivèrent à Axim au milieu de la seconde semaine. Letitia croyait découvrir une ville, avec des maisons de commerce en pierre, des remparts, un port. En réalité ce n’était qu’un pauvre hameau de huttes de paille, et le Fort hollandais était en mauvais état, ses murs verdis par l’humidité de la mer. Le gouverneur d’Axim les reçut froidement, affectant de ne pas parler anglais. Il n’offrit aux voyageurs qu’un abri de palmes ouvert au vent, en dehors des murs du fort. Il y avait quelque chose d’hostile dans ce promontoire gris au-dessus de la plage semée d’écueils noirs.
Les porteurs, envoyés aux nouvelles, revinrent sans résultat. Personne ne connaissait une femme qui aurait eu un enfant métis du nom de Laure, ou Laura. Letitia était en proie à une obsession insurmontable. Elle allait de l’un à l’autre posant toujours la même question, il lui semblait que c’était sa propre fille qu’elle avait perdue. Le docteur Shepard, malgré sa réticence, fut obligé de l’accompagner avec des interprètes de langue fanti. Le village se résumait à une longue rue de terre rouge flanquée de cases en bois et en terre, encombrée de bétail et d’enfants. Letitia marchait au-devant, vêtue de sa robe claire et s’abritant sous une ombrelle, et cette fois ce fut elle qui eut à admettre qu’elle devait ressembler à Robinson sur son île ! Les Noirs restaient en retrait, visages fermés, l’air sauvage avec leurs incisions tribales. Shepard était mal à l’aise. « Nous ne devrions pas rester ici un jour de plus, avait-il dit à Letitia. Le Hollandais ne bougerait pas d’un pouce si ces gens décidaient de nous couper la gorge. » Bien qu’il se soit écoulé près de dix ans depuis la bataille de Nsamankow, le souvenir du sort du gouverneur Macarthy, tué par les Ashantis, et son crâne transformé en coupe pour le vin du roi Osei Bonsu lui revenait à l’esprit. Letitia haussait les épaules quand elle entendait cela. « La guerre est finie, rassurez-vous ! Nous sommes dans un pays ami. »