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À un moment, une femme s’est détachée de la foule, attirée par Letitia. Elle s’est mise à la toucher, ses habits, ses cheveux. C’était une femme très grande, d’une beauté sculpturale, à peu près complètement nue sauf un cache-sexe de raphia. Letitia a pu admirer la qualité de sa peau, ce noir brillant qui faisait la réputation des femmes d’Ankobra. La femme a pris les mains de Letitia, comme pour les embrasser, et Letitia a eu un mouvement de recul, non pas de peur, mais plutôt de surprise devant ce geste de soumission. La femme d’Ankobra continua à lui tenir les mains, en lui parlant dans sa langue, mêlée à des mots d’anglais, c’est du moins l’impression que Letitia avait. Elle a appelé l’interprète : « Que dit-elle ? » L’homme l’écouta, puis : « Elle ne parle pas fanti, mais elle demande, avez-vous des enfants, avez-vous un mari ? » Ce n’était pas une question, a pensé Letitia, plutôt un bavardage, car en même temps la femme passait ses mains sur la robe de Letitia, sur ses cheveux, elle tirait les petits poils noirs sur ses bras, elle touchait les bijoux, les bracelets, l’alliance en or. D’autres femmes sont arrivées, enhardies par la scène, et l’instant d’après Letitia était complètement entourée par des femmes et des enfants, séparée du groupe des porteurs et du docteur Shepard. Chacune poussait pour arriver jusqu’à elle, en parlant, en criant, les mains se tendaient pour la toucher, tiraient sur sa robe jusqu’à en déchirer des morceaux, arrachaient son ombrelle et son chapeau. Letitia les avait laissé faire au début, éloignant les porteurs prêts à leur donner des coups de trique, et bientôt elle s’est retrouvée assaillie, elle étouffait, elle titubait, et elle s’est mise à crier d’une voix étranglée, elle se noyait. Les porteurs sont arrivés, ils ont crié des ordres, ils ont battu les femmes à coups de bâton, et les enfants s’accrochaient encore aux jambes de Letitia en hurlant, elle serait tombée à terre si Shepard ne l’avait pas rattrapée, entraînée au loin.

« Vous avez commis une imprudence », lui dit-il avec sévérité. Letitia sanglotait, cherchait à reprendre son souffle. « Je ne savais pas, pardonnez-moi… » Sa robe était déchirée à l’épaule, son chapeau piétiné n’était plus qu’un déchet, et son ombrelle avait disparu. « Vous ne pouvez pas leur faire confiance, pas plus qu’à des loups féroces », dit encore Shepard sentencieusement. Il resta silencieux jusqu’à ce qu’ils aient regagné l’abri près du fort.

Oui, qu’elle soit maudite, l’étrangère qui est venue me prendre mon mari, mukun, que j’ai appelé Betchee, le Rouge, George Maclean, le père d’Aweeabil Laure Maclean, de la descendance d’Adoo et d’Adookoo, qu’elle soit maudite et avec elle son engeance ! Elle a osé venir jusqu’ici, dans le village d’Axim où je me cache depuis la honte de mon bannissement, depuis que je suis revenue à mon état de mendiante et que chacun me traite en esclave, moi la descendante d’Adumissa qui a mis une balle dans son cœur pour sauver l’honneur de son père.

Elle est venue dans son orgueil, vêtue de sa plus belle robe, coiffée d’un chapeau de princesse, portant une ombrelle pour préserver la pâleur de sa peau, et moi j’étais nue, sans bijoux et sans peigne, sans servante et sans protecteur.

Elle est venue entourée de ses soldats et de ses serviteurs, et quand j’ai voulu m’approcher ils m’ont battue à coups de bâton, et si je ne l’avais pas protégée dans mes bras ils auraient battu Aweeabil, la fille de leur maître. Quand j’ai voulu m’approcher, l’étrangère m’a regardée et dans son regard j’ai senti la haine pour ma race, la haine pour mon peuple. Qu’elle soit maudite, la femme blanche au regard de sorcière. Que le fleuve Seennee l’emporte dans son tourbillon et la noie, que les vautours qui nous protègent s’acharnent sur elle et dévorent ses yeux. Je l’ai approchée, j’ai touché sa peau et ses habits, j’ai touché ses cheveux, et j’ai maudit son corps qui est entré dans la couche de mukun, mon mari, qui a accueilli son sperme, j’ai maudit son âme qui a dévoré celle de mukun, mon mari, George Maclean, gouverneur de ce pays, notre maître. J’ai approché l’étrangère, et mes jambes tremblaient, ma gorge ne buvait plus l’air, mes yeux se voilaient, j’étais à la mort. Aweeabil se tenait derrière moi, mais les autres femmes du village sont venues et nous avons été séparées. Puis l’étrangère a fait distribuer par ses serviteurs des gâteaux de farine et du sucre, mais j’ai défendu à Aweeabil d’en manger, car je pensais qu’ils étaient empoisonnés, qu’ils contenaient la malédiction de cette femme, le mensonge de son cœur, amalaloo. C’est cette nourriture qu’elle a fait manger à mukun, mon mari, et ainsi elle l’a éloigné de moi. Puis l’étrangère est retournée au fort, et moi je l’ai suivie de loin, en me cachant derrière les arbres, et la nuit qui a suivi je suis restée à côté du fort, pour surveiller. Je l’ai regardée sans baisser les yeux, pour qu’elle sente mon regard et qu’elle reçoive ma malédiction, sur elle et sur ses enfants. Le lendemain, j’ai conduit Aweeabil jusqu’à la pierre aggry, j’ai posé mes mains sur la pierre pour qu’elle reconnaisse l’odeur de la peau et des cheveux de la femme que je hais, de l’étrangère qui a volé mon mari. J’ai versé du vin de palme sur la pierre, et j’ai vu que le serpent bleu qui s’enroule dans la pierre brillait avec force. Alors j’ai pensé que la femme étrangère devait mourir bientôt.

Le retour fut long et pénible, pour Letitia semblable à une fièvre qui propage sa douleur à travers le corps jusqu’au centre des os, jusqu’au bout des nerfs. Dans la trousse du médecin, elle chercha un remède, de l’eau de quinquina, du laudanum. Elle ne trouva qu’un petit flacon qui contenait un liquide bleuâtre dont Shepard se servait pour empoisonner les rats qui pullulaient auprès des provisions. Elle mit le flacon dans son sac, presque machinalement, sans rien dire au médecin.

À Dixcove, elle était si mal que le gouverneur de la place décida d’affréter une pirogue à voile qui la conduirait par la mer, en compagnie de Shepard et de trois soldats. Le reste de la troupe continuerait à pied à travers la forêt. Couchée au fond de la pirogue sous une toile qui l’abritait du soleil, Letitia passa deux jours sans manger, ne buvant qu’un peu d’eau saumâtre qui la faisait vomir aussitôt. Le soir, ils campaient sur une plage, à l’abri du vent. Elle délirait à tel point qu’elle entendit distinctement un des marins dire, après l’avoir regardée sous sa toile : « Missus mourir. » Elle se sentit étrangement indifférente, comme si son esprit était déjà détaché de son corps, et voyait avec dérision cette scène. Au troisième jour, la pirogue franchit la barre, et atterrit sur la plage de Cape Coast, où on transporta Letitia sur une civière jusqu’à sa chambre dans le fort.