Le lendemain, Letitia constata que George était absent. Où était-il ? Elle réclama Meriama, pour apprendre que la jeune femme était partie — avait été chassée, comprit-elle, pour avoir trop parlé. Dans son délire, Letitia se persuada que George avait profité de son absence pour aller voir l’autre, sa femme africaine, et leur fille mulâtresse. Mais personne ne répondit à ses questions. Shepard lui enjoignit de se calmer, il lui fit une saignée qui l’affaiblit beaucoup, à tel point qu’elle ne pouvait plus quitter son lit.
Alors Letitia pensa à l’homme de Missolonghi, qu’elle avait aimé plus que quiconque au monde, qui avait donné sa vie pour la liberté de la Grèce. Il avait exactement son âge, trente-six ans, quand le docteur Polidori coupa sa veine et l’envoya d’un coup de lancette vers la mort. Étendue sur son lit, Letitia se sentit cette nuit-là assaillie par des pensées funèbres. Lui revenaient tous les moments de sa vie, depuis les années brillantes à Chelsea, quand elle était invitée par toute la société littéraire de Londres, dans les salons de Brompton Road, et qu’elle lisait à haute voix ses poèmes, et que les jeunes gens s’asseyaient à ses pieds pour mieux l’écouter. William était auprès d’elle, elle le revoyait tel qu’il lui était apparu alors, dans les bureaux de la Literary Gazette, grand et très brun, vêtu de son habit noir pareil à celui d’un révérend, la voix grave et douce quand il lui avait dit : « Vous êtes notre poétesse, notre Laure de Noves. » Il était tombé amoureux d’elle quand elle n’avait que seize ans, et qu’elle se promenait dans Oxford Street, un cerceau de petite fille dans sa main droite, et un livre de Byron ouvert dans sa main gauche ! Elle savait bien qu’il était marié, mais elle s’était laissé aller à la passion, elle se sentait libre grâce à la poésie, orgueilleuse et libre, elle ne pouvait pas se tromper, ni être trompée. Elle serait plus forte que sa destinée, elle vivrait l’émancipation des femmes, elle militerait pour l’émancipation des esclaves en Afrique. Les images de sa gloire passée défilaient devant elle dans l’étroite prison de sa chambre, et c’étaient plutôt des figures fantomatiques, qui retournaient au néant.
La pierre m’a dit que le moment de ma victoire était proche, que j’allais retrouver mukun, mon mari. Chaque jour, depuis la venue de l’étrangère dans notre ville d’Axim, je suis allée voir la pierre. J’ai apporté des offrandes, du vin de palme, des fruits, du foufou, des poissons pêchés dans la rivière Seennee. Je suis restée jusqu’à la tombée de la nuit, jusqu’à ce que j’entende les pas des hyènes dans les herbes. Je n’ai peur d’aucun animal, les serpents sont mes protecteurs. Parfois Aweeabil pleurait un peu, mais je la faisais taire. Tu ne dois pas pleurer, tu es la fille d’Adumissa, de la lignée de celle qui a posé un fusil sur son cœur pour garder l’honneur de son père. Tu as été baignée dans l’eau de la rivière Seennee, qui t’a donné la couleur rouge du cobra. La pierre bleue brillait sous la pluie, dans la nuit elle jetait une lumière douce et fraîche qui enlevait mon malheur et ma solitude. À l’esprit de la pierre, à l’esprit de la forêt, j’ai parlé chaque soir, jusqu’à l’heure où les animaux féroces sortent pour chasser. J’ai raconté l’histoire de ma famille et le déshonneur et le bannissement de mon père et de mes oncles, j’ai raconté comment j’avais été mariée à George Maclean, et comment j’avais porté sa fille jusqu’à sa naissance et comment j’avais été la femme du gouverneur de Cape Coast, pendant des années, comment il m’avait habillée de soie jaune, et m’avait donné des servantes, et comment il avait fait baptiser Koomba Aweeabil dans l’eau de l’église de Quaqua, et qu’il lui avait donné son nom dans la religion du roi fésus, son nom de Laure Aweeabil.
Enfin le dernier jour de novembre, lorsque la fête de l’igname commence chez nous à Mankasim, je suis allée avec Aweeabil jusqu’à la vallée profonde où vivent les Anciens, j’ai payé en poudre d’or empruntée au fils de Cudjo, dix onces pour que la magie soit nouée contre l’étrangère. Les vieillards ont chanté dans leur langue, ooframma, oosoraba, pour que vienne la tempête, et j’ai chanté le seul chant que je connaisse, la berceuse ashanti avec laquelle j’endormais Aweeabil quand elle était bébé, le vieux chant de l’orphelin : Aganka l’orphelin, tu cries dans la nuit, orphelin, tu cries dans la nuit, cela est triste, triste, pardonne-moi, cela est triste, cela est triste, pardonne-moi… Et pendant le chant des vieillards, le ciel se couvrait de nuages épais, et le vent commençait à tourner dans la vallée fermée, un vent froid qui arrachait la terre et les feuilles des arbres, et les éclairs dessinaient des serpents entre les nuages, sans bruit, sans pluie. Puis j’ai entendu le bruit de la mer, comme je l’entendais dans le Fort, et ce bruit faisait peur à Aweeabil et elle cachait son visage dans un pan de mon pagne. Les vieillards chantaient dans leur langue que personne d’autre ne parle, et moi je répétais le chant de l’orphelin Aganka, que je chantais autrefois pour endormir Aweeabil, dans la langue ashanti, dans la langue de nos ennemis. Et le vent a soufflé pendant longtemps, jusqu’à ce que la nuit vienne sur la vallée, et les vieillards se sont couchés pour dormir, et l’un d’eux m’a donné la corde qu’il avait nouée, pour que je l’attache autour de ma taille. Et quand la nuit est venue, tout s’est apaisé, les nuages se sont écartés et j’ai vu la lune et les étoiles, telles que je les voyais autrefois dans le Fort, et le bruit de la mer est devenu très doux, et Aweeabil s’est endormie dans mes bras. Alors nous avons pris le chemin du Fort, et nous avons marché des jours dans la forêt, en nous cachant des ennemis, en dormant dans les arbres creux pour nous protéger des hyènes. Nous avons marché des jours sans manger, en buvant l’eau des mares, et Aweeabil était si faible que je croyais qu’elle allait mourir. Et je lui racontais l’histoire d’Adumissa qui avait traversé la forêt pour échapper à l’homme qui voulait l’épouser, et comment elle s’était défendue contre les animaux. Puis quand cet homme s’était tué, comment elle était retournée au village, avait pris le même fusil et l’avait retourné contre son cœur, pour que la vengeance ne vienne pas contre son père. Et après des jours et des nuits dans la forêt, nous sommes arrivées à Anamaboo, le Nid, où le peuple fanti a été détenu en esclavage, et vendu aux étrangers de l’autre côté de la mer. Et nous avons été reçues par une vieille femme du peuple d’Axim, que j’appelle Minna, et elle nous a nourries de ses provisions et elle a donné à Aweeabil une potion amère pour guérir sa fièvre. Et chaque jour j’allais sur les rochers noirs devant la mer et je regardais dans la direction du soleil couchant la grande tour blanche du Fort où vit mukun, mon mari, avec l’étrangère, et j’attendais de voir le navire qui emmènerait cette femme vers son pays, pour ne plus revenir. Et chaque nuit je rêvais d’elle, telle que je l’avais vue à Axim, vêtue de sa robe claire et coiffée de son chapeau de princesse, portant son ombrelle, ses yeux noirs et son visage très blanc, et la peau de ses bras et la couleur de ses cheveux longs comme des herbes. Son visage était creux, et une grande tache noire grandissait autour de ses lèvres, et je sentais son haleine de mort, une odeur froide qui sortait de sa bouche et de son nez, et je voyais sa peau se flétrir et son corps s’effacer, elle était devenue un fantôme. Et c’était la peur qui entrait en moi, je serrais Aweeabil contre moi jusqu’à ce qu’elle crie de douleur. Elle ne comprenait pas mon rêve, elle disait : retournons à la maison d’Axim, je ne veux plus rester ici, j’ai trop peur de ce qui doit arriver. Et moi je devais rester jusqu’à ce que chaque nœud de la corde soit défait, jusqu’à ce que tout devienne comme autrefois, quand nous étions avec George Maclean, Betchee, mukun, le gouverneur du Fort. Et je répondais à Aweeabil que ce qui est commencé doit s’achever, sans regret. Et un matin, quand j’étais dans les rochers noirs d’Anamaboo, j’ai entendu le canon du Fort de Cape Coast. J’ai vu d’abord les petits nuages blancs glisser dans le ciel, puis j’ai entendu les coups du canon. Et j’ai senti dans mon cœur un souffle de vent qui me libérait, parce que je savais que tout était terminé, je tremblais et je pleurais, et je ne pouvais pas marcher, mais Aweeabil m’a enlacée et nous avons fait le chemin jusqu’à la maison de la vieille Minna, et quand je suis arrivée, j’ai défait mon pagne et j’ai vu que la corde des vieillards était lisse, sans aucun nœud. J’étais si fatiguée, après ces jours et ces nuits de veille, que je me suis couchée par terre devant la maison de Minna et je me suis endormie.