Cette nuit, la tempête souffla sur le rocher noir. Le fracas des vagues était assourdissant, le vent cognait et sifflait dans les volets, secouait les carreaux de la fenêtre. Comme les premières nuits qui avaient suivi son arrivée au Fort, Letitia entendait dans le vent la plainte des prisonniers dans leurs cellules sous la place d’Armes, une voix monotone, tantôt grave, tantôt aiguë, qui marmonnait sa prière. Que disait-elle ? La voix geignait, et tantôt c’était le vieux fou recroquevillé contre le mur de sa prison, tantôt une voix de petite fille qui résonnait à l’intérieur de la chambre, tout près de Letitia, une voix qui faisait naître sur son dos un long frisson d’horreur : « Mamma ! Mamma ! » Laura, enfermée dans une maison en France, à Honfleur, au bord de la mer verte, et c’étaient les mêmes vagues qui apportaient son cri, elle était malade, mourante sans doute, elle appelait sa mère. William avait obligé Letitia à se séparer de leur enfant. Non par la menace, mais doucement, avec sa voix persuasive, il savait si bien y faire quand il disait : « Vous êtes une poétesse, Letitia, c’est votre destinée, ne laissez pas la vie vous enlever cela… » Il avait ajouté : « Je m’occuperai de tout, après la naissance, j’ai trouvé une bonne maison, elle ne manquera de rien… » Il ne prononçait jamais son nom, il disait seulement « elle », ou l’« enfant ». Comme si elle était une étrangère.
La vague appelait Letitia, une musique lourde et sombre dans laquelle elle entendait l’appel du néant. Elle pensa aller jusqu’à la pointe du Fort, son endroit préféré, mais le vent poussait sur le volet une main puissante pour l’empêcher de sortir. Cette main l’enfermait dans sa prison. Personne ne pourrait jamais la libérer. « Mes amis, ô mes amis, où êtes-vous ? » Sa plainte faisait écho à la lettre poème que Letitia avait écrite en débarquant de l’Endeavour, « Pensez-vous à moi comme je pense à vous mes amis, ô mes amis ? » Elle essayait de prononcer leurs noms comme les mots d’une prière, mais aucun nom ne venait à son esprit terrifié. Seulement le nom de Laura, telle qu’elle la voyait encore, une enfant, fragile et lumineuse, avant que la mort ne l’emporte dans le froid de l’hiver en Normandie. Sur la table, la lampe à huile tremblait, la pluie fouettait les volets par rafales, un bruit crissant de sable qu’on jette à la volée. Letitia essaya d’écrire, mais seules des bribes incohérentes coulaient de sa plume, écrites dans une encre invisible. Penchée sur l’écritoire, elle trempa une dernière fois la plume d’oie dans la petite bouteille opaque qu’elle avait rapportée du voyage vers Axim. L’odeur d’amandes douces se répandit dans la chambre, c’était à la fois effrayant et sucré comme un gâteau d’enfance.
Puis, sans trembler, sans hésiter, elle tourna la pointe de la plume vers ses lèvres.
Au matin, la femme de chambre (une nouvelle, très jeune, encore une enfant, Letitia n’avait même pas eu le temps de lui demander son nom) ouvrit les volets, entra dans la chambre, les yeux agrandis pour percer l’obscurité, s’interrompit dans le mouvement pour écarter les rideaux de chaque côté de la porte, et poussa un grand cri. Cassé sur les carreaux rouges du sol, le corps de sa maîtresse reposait à moitié sur la chaise, son bras repoussé par le bord de la table tenait droit en l’air, comme pour montrer quelque chose au ciel !
C’est Shepard qui constata le décès. Sur la table, il repéra tout de suite son flacon d’acide prussique, et songea un instant à l’échanger précipitamment contre une bouteille de laudanum. La peur d’être surpris par la femme de chambre lui fit changer d’avis. Il envoya un soldat prévenir le gouverneur Maclean, qui arriva un peu avant midi. Sur le registre médical, Shepard avait déjà écrit le constat, qui portait la mention : « La mort est consécutive à une absorption d’acide prussique que la victime avait pris pour le laudanum prescrit par le médecin du Fort pour soigner ses crises nerveuses. »
L’enterrement eut lieu le même jour, dans l’après-midi, le gouverneur officiant dans la cour d’honneur en remplacement du pasteur, récemment retourné en Angleterre — le poison avait déjà commencé à ronger les chairs, autour des lèvres et à l’intérieur de la bouche, et l’odeur était insupportable. George Maclean semblait curieusement affecté — c’est ce qu’a pensé le médecin Shepard, mais il se garda bien par la suite de faire tout commentaire. Le gouverneur lut un passage de la Bible, dans le livre de Job, là où il est écrit : « Tes mains m’ont formé, elles m’ont créé, elles m’ont fait tout entier, et tu me détruirais. Souviens-toi que tu m’as façonné comme de l’argile, voudrais-tu me réduire en poussière ? » Le cercueil plombé fut ensuite descendu au moyen de cordes dans une tombe profonde creusée dans l’enceinte du Château, au bout de la cour des manœuvres, non loin de l’escalier que Letitia avait pris chaque nuit pour aller respirer le vent de la mer. La dalle fut un simple rectangle de ciment peint à la chaux sur lequel George Maclean fit graver les initiales L.E.L. et les dates de la naissance et de la mort, 1801–1837 — en mémoire de la façon dont Letitia signait ses premiers poèmes.
Le soir même, malgré la tempête qui menaçait de reprendre, George Maclean s’embarqua avec ses soldats pour Anomabu, au risque de naufrager dans la mer démontée. Dans son cœur, il ressentait le trouble délicieux du désir qui allait combler le vide de la mort, comme un soleil qui allait éclore dans les bras d’Adumissa qui l’attendait là-bas, et dans les baisers de la petite Laure, son doux babil et la moue de reproche qu’elle ne manquerait pas de faire à son père, pour être resté si longtemps absent.
Je suis Adumissa, fille d’Adjassa, de la lignée du roi Adoo de Menkassim, des Braffoos, qui fut vendu en esclavage aux étrangers par ses propres frères. Sommes-nous inférieurs à nos ennemis, sommes-nous pareils aux animaux qui changent de maître, que l’on conduit au couteau du boucher ? Les vieillards de la vallée secrète ont rendu la corde de mes empêchements lisse et pure ainsi qu’au premier jour de ma vie. C’est ainsi que je donne la corde aujourd’hui à Laure Aweeabil, la fille de George Maclean, pour qu’elle reste libre et pure telle que je l’ai lavée dans l’eau de la rivière Seennee, le jour de sa naissance. L’étrangère est partie, son visage s’est flétri et son corps est devenu noir, imprégné du poison. J’ai rêvé d’elle chaque nuit, couchée dans le sable devant la maison de la vieille Minna, tenant Aweeabil serrée contre moi. J’ai rêvé que l’étrangère s’enfuyait loin, vers le nord, son âme flottait au-dessus de la mer jusqu’à la terre de ses ancêtres. Lorsque les soldats sont venus méprendre, avec Aweeabil, pour m’emmener au Fort, où le Gouverneur m’attendait, je les ai insultés. Qui êtes-vous, que voulez-vous de moi ? Suis-je un animal qu’on jette et qu’on reprend, et qui obéit aux ordres de son maître ? Je préfère mourir, comme jadis ma grand-tante Adumissa, qui a trouvé l’honneur en appuyant le fusil de son amant sur son cœur. Les soldats se sont assis par terre devant la maison de la vieille Minna, ils ont mangé du foufou et bu de l’eau de coco qu’elle leur a offerts. Les soldats sont des étrangers à leur propre terre. Ils sont un troupeau, et ils ne parlent pas la même langue. Ils sont vêtus de rouge, ils portent des chaussures de cuir noir et des chapeaux. Ils ont des fusils et des sabres, avec lesquels ils tuent ceux de mon peuple. Ils ont trahi leurs ancêtres, ils sont devenus des étrangers sur cette terre, des orphelins. Ils ont vendu leurs frères et leurs sœurs en esclavage aux navires qui viennent de l’autre côté de la mer, qui les emmènent en enfer. Ils n’ont pas reçu l’eau du baptême, ils ne savent pas lire le livre des chrétiens, ils ne connaissent pas le roi Jésus. Aweeabil est restée derrière moi, agrippée à mon pagne, dans mon ombre. Et le soir les soldats sont repartis vers le Fort de Cape Coast, je les ai regardés s’éloigner à travers la forêt. Je suis restée au bout du chemin, et Aweeabil était enlacée à moi, comme une liane au tronc d’un arbre. Personne ne pourra me l’enlever, personne ne pourra la prendre et la faire esclave. La corde est lisse de tous ses nœuds, les vieillards m’ont rendue libre. L’étrangère est repartie vers le pays de ses ancêtres, et jamais je ne reverrai George Maclean, Betchee, le Rouge, celui qui est le gouverneur dans son château sur la mer. Bientôt, il repartira aussi vers son pays, le pays de froid et de brouillard dont il me parlait autrefois, le pays où le soleil ne se lève pas. Je vais marcher sur le chemin de la forêt, sans peur des léopards et des hyènes, pour retrouver l’endroit où vivait Adumissa, ma grand-tante maternelle. C’est elle qui m’est apparue dans mes songes, telle que la chantent les griots. Vêtue de son pagne de soie jaune, les poignets sertis de ses bracelets d’or, sa peau rouge brillante et lisse, ses yeux allongés par un trait de khôl. Je vais vers elle, en compagnie d’Aweeabil, pour qu’elle nous enseigne la vie des femmes libres.