Oui, il se passe beaucoup de choses. Nous ne pouvons pas les dire toutes, d’ailleurs, nous sommes plutôt du genre muet, nous sommes sans langue, nous avons la bouche enfoncée dans nos pattes et le dos rond, nous n’aimons pas expliquer les choses. À qui pourrions-nous les dire de toute façon ? Tous ces gens qui bougent, dansent, volent, ne restent pas en place, et même toutes ces choses immobiles comme les pierres et les branches, personne ne parle notre langage. Nous, nous préférons écouter et sentir, même sans voir. Nous avons appris toutes sortes de secrets. Nous les avons entendus là où nous sommes, dans nos creux entre les herbes et les pierres. Les bruits courent sur la terre molle, se heurtent aux pierres dures, et tombent dans les petits trous cotonneux que nous fabriquons. Les secrets, les secrets sont dans la poussière. Ce sont des choses qui tombent et s’accrochent, puis deviennent grises. Elles se transforment en fumée, elles disparaissent. Mais nous tissons des murs et des rideaux légers et nous les capturons.
Nous savons bien ce qui se passe dans la nuit. Quand la lumière décline, doucement, doucement. Quand tout devient léger et transparent, plein de fumée grise, et que les bruits ralentissent, battent faiblement à la manière de pouls endormis, quand il n’y a plus rien, presque plus rien, et que le froid arrive avec l’ombre, en se glissant dans les interstices, à travers les trous, lentement, lentement, alors le monde se roule en boule, rentre ses antennes & pattes, se fait petit pour dormir, nous autres nous veillons, nous restons vigilantes. Nous ne dormons pas. Non, non, nous écoutons intensément, nous sentons très fort ce qui arrive. Pas grand-chose d’abord, parce que le crépuscule est un breuvage qui enivre et endort la terre et le ciel, et au moment où le soleil bascule de l’autre côté de l’horizon, derrière la mer et les montagnes, on entend comme un cri, ou une sorte de vague de silence blanc qui avance à toute vitesse. Nos pattes tremblent quand passe le cri, quand passe la vague, nous frissonnons, nous nous recroquevillons dans nos trous. Vous le savez, c’est toujours un peu terrible chaque fois que le soleil disparaît et que la nuit avance sur la terre.
Alors tous les petits animaux arrêtent de bouger, ils se cachent et deviennent des cailloux, des boules froides serrées, bien lisses. Il nous semble qu’il n’y a plus personne sur la terre ni au ciel, sauf les chauves-souris. Le ciel est gris, c’est comme si nous étendions nos murs, nos lambeaux légers qui flottent d’une roche à l’autre. Il y a le silence. Le silence, le froid dans notre vallée. Le silence vient de l’ouest, le froid de l’est, et ils se rejoignent au-dessus de notre vallée. Et puis tout s’arrête.
Nous restons immobiles, retenant notre souffle, parce que c’est la chose la plus importante du monde quand cesse la lumière. C’est comme si on ôtait un poids de l’air et que soudain le vide de l’espace était proche, le vide glacé du fond du ciel, là où brillent les Pléiades.
Ce n’est pas la peur, mais nous ne bougeons plus, nous ne respirons plus, nous ne pensons plus. Les petits animaux faibles ferment leurs yeux et leurs oreilles, se roulent en boule dans les feuilles mortes. Une odeur fermée monte de nos cachettes, une petite odeur un peu acide qui doit être celle du sommeil. Mais c’est une odeur imaginaire, car nous ne dormons pas, nous ne dormons jamais. Tapies dans les cachettes duveteuses, pattes écartées, nous guettons dans la nuit.
Quand tout est noir, très noir dans notre vallée, nous distinguons de petites lueurs qui brillent furtivement, qui clignotent. Viennent les insectes de la nuit, les oiseaux de la nuit, les carnassiers de la nuit. Nous écoutons leur passage, les ailes qui se froissent, les ailes qui battent l’air obscur, le vent des ailes, et parfois le bruit de pas souples qui traversent les hautes herbes, qui se coulent entre les branches basses, les frémissements, l’haleine courte des chasseurs de la nuit.
Dans leurs nids sur la terre, les petits animaux craintifs tremblent, loin au fond du sommeil. Il ne faut pas qu’ils s’éveillent. Ceux qui ouvriraient leurs yeux verraient l’horreur et aussitôt ils mourraient.
Nous sommes les gardiennes du sommeil, c’est cela notre rôle sur la terre. L’air vibre dans les toiles invisibles, vibre jusqu’à nos ventres et nous connaissons l’histoire qui se déroule.
Quand l’ombre est assise partout dans notre vallée, c’est comme si l’air était rempli de fibres minuscules, d’un entrelacs de fils et de mailles couleur de poussière, qui flottent doucement entre les branches des arbres et les pierres, entre les collines, qui font des ponts jusqu’au bout du monde. C’est ainsi que nous sommes les maîtresses du temps. L’air est à nous, nous le tenons entre nos pattes et avec nos bouches. Nous attendons, nous attendons. Les petits animaux fragiles dorment à l’abri de nos cocons, chaque seconde de la nuit les tisse de nos fils. Nous tissons sans cesse, nous tissons la nuit. Le ciel est couvert de nos liens, c’est une forêt, une chevelure terne qui absorbe la vie. Nous tissons le silence. Alors, pris dans les trous de leurs terriers, les petits animaux dorment enroulés sur eux-mêmes, la tête à l’envers, dans l’enveloppe de leur haleine acide. Ils rêvent à peine, à peine, juste quelques tremblements, juste quelques lueurs, dans la nuit. Leurs pattes s’agitent, leurs moustaches frémissent, sous leurs paupières fermées leurs yeux roulent. Nous veillons, parce que nous sommes les gardiennes. Nous ne bougeons pas, ni le jour ni la nuit, toutes les toiles grises sont reliées à la terre et flottent dans le vent. Nous attendons. Le temps passe et nous livre bien quelques mouches, quelques papillons égarés. Mais ça n’est pas seulement pour cela que nous sommes là. Si les petits animaux frêles et nus dorment paisiblement dans leur trou, c’est grâce à nous. La nuit pour nous n’est pas si terrible. Elle cesse d’être vide. Elle n’est plus si froide, si lointaine. Il y a tous ces yeux qui guettent, entre les herbes, à la commissure des branches, et jusqu’au firmament où sont les Pléiades. Bientôt le jour se lève, le soleil sort de l’eau et recommence sa course autour de la vallée. Nous serons ici jusqu’à la fin du monde.
AMOUR SECRET
pour Sarojini
Dans la touffeur de sa chambre, sous le toit de tôle surchauffé par le soleil, Andréa se souvient. Elle est assise sur sa chaise, le dos bien droit calé par un coussin pour oublier son mal de reins. C’est la tombée de la nuit, les moustiques ont commencé leur sarabande. Au-delà de la haie de bambous qui entoure le couvent, les embouteillages de la fin d’après-midi ont atteint leur comble. Andréa n’a pas besoin de les voir : les files ininterrompues de voitures, les camions, les autobus bondés sur leur moitié gauche de la chaussée, le long de la route de Saint-Paul, cherchant à atteindre le carrefour de la route de Vacoas, ou à descendre vers la mer, vers Flic-en-Flac. Elle écoute le bruit des moteurs, les coups de klaxon, de temps en temps des interjections, les cris de colère des chauffeurs. C’est l’heure où le cardinal vient cogner à la fenêtre. Quand elle parle de l’oiseau, Andréa dit « elle », parce que ses yeux sont dessinés d’un fin trait au khôl, et qu’elle vient se mirer dans la vitre quand le reflet du crépuscule la transforme en miroir. La cardinale donne de petits coups de bec sur la vitre, et Andréa pour elle a semé le rebord de la fenêtre de miettes de biscotte gardées de l’heure du thé. Andréa l’attend chaque soir, elle lui a même donné un nom, Payai, parce qu’elle ressemble aux filles pensionnaires du couvent, quand elles dansent entre elles dans la cour en faisant tinter leurs bracelets de cuivre à leurs chevilles. Les autres, les filles de la prison, ce seraient plutôt des oiseaux perdus, des martins insolents, des condés, des serins voleurs de sucre. Mais ce sont ces oiseaux-là qui lui manquent le plus, c’est pour les filles perdues de la prison des femmes qu’Andréa a envie d’écrire ses histoires.