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C’est une histoire vécue, histoire de ce monde qui passe emportant dans ses creux, ses plis et ses replis, et tous les gens qui pleurent et tous les gens qui rient. L’histoire de Maya la vieille Indienne qui pleure les jours enfuis, le temps perdu. Orpheline, elle n’a connu qu’un ciel sombre. Dans les bois elle n’a connu que le travail. Mariée encore enfant, Maya avait grandi avec ses enfants, travaillé à l’âge où elle aurait aimé jouer avec eux. Elle partait avant le jour pour désherber à la pioche les champs de cannes. Un sac de jute autour des reins, un autre sur la tête quand il pleuvait, elle avait fait le travail d’un homme. Le père de ses enfants l’avait abandonnée pour une autre femme. Et penchée sur la terre, elle grattait, piochait, travaillait sans avoir le temps de regarder le ciel. Quelquefois, quand la nuit venait enveloppant la terre de son ombre reposante, Maya allait voir les braconniers. Ils lui donnaient un morceau de cerf qu’elle emportait sur sa tête — de quel prix l’avait-elle payé ? Ses mains restaient libres pour pouvoir jeter du sable ou du gravier qu’elle portait dans son sari à la tête d’un garde-chasse qui aurait voulu prendre sa viande. Les épaules ruisselantes de sang, Maya réveillait les enfants qui n’avaient pas dîné, grillait la viande sur un feu de bois, et après avoir mangé tout le monde s’endormait, serrés les uns contre les autres sur l’unique lit. Les enfants n’allaient pas à l’école. Ils grandissaient en gardant quelques cabris, et le soir venu Maya les retrouvait dans sa cabane. On dînait le plus souvent d’un peu de riz cuit sur un feu de brindilles, et allongés sur un tas de hardes, on s’endormait pour recommencer le lendemain la même vie…

Vers six heures les demi-pensionnaires de l’école revenaient au couvent. C’était le moment qu’Andréa attendait avec impatience. C’était comme l’arrivée de l’oiseau Payal, mais avec plus de bruit et de mouvement. Les jeunes filles envahissaient la cour, leurs cris aigus résonnaient à l’intérieur des chambres. Puis Andréa voyait arriver Maryse, âgée de quatorze ans, jolie avec sa masse de cheveux bouclés et son sourire éclatant. Toujours gaie, rieuse, elle entrait dans la chambre sans frapper, elle embrassait Andréa, la taquinait, un flot de bavardage et de cancans auxquels Andréa feignait de ne répondre qu’avec des rebuffades. C’était leur complicité. Maryse apportait des fruits qu’elle avait chapardés en chemin, des mangues piquées, des gousses de tamarin, une grenade. Andréa en échange donnait quelques roupies économisées sur sa pension. Elle n’était pas dupe. Elle achetait ainsi les éclats de voix et les dents blanches de la jeune fille, le droit de passer sa main sur son cou et de sentir sous ses doigts le grain serré de sa peau, humide de sueur. Après le départ de Maryse, c’était à nouveau le silence, la grisaille du soir. Alors Andréa ouvrait son cahier bleu d’écolière sur lequel était marqué ATLAS, et elle laissait courir son écriture régulière, énergique, barrant les t d’un grand trait ferme, oubliant les accents.

Rien ne pouvait faire croire à Maya qu’il existât une autre vie, et que dans le ciel il y eût des étoiles brillantes. Les étoiles s’allument chaque nuit et regardent la terre quand les pauvres s’endorment, et personne ne lui avait jamais parlé d’elles. Le pauvre vit pour son ventre comme le riche vit pour le monde et l’argent — gens qui vont, gens qui viennent, pensez, à tous ceux que vous ne voyez pas, cherchez-les pour leur dire qu’il y a des étoiles au ciel.

La nuit, Andréa écoute le muezzin dont la voix tourne autour de Vacoas. Lorsqu’elle s’est installée au couvent de Bonne Terre, ça doit bien faire dix ans maintenant, une cousine est venue lui rendre visite à cette même heure. Comment supportes-tu d’entendre ça cinq fois par jour ? Andréa lui a répondu : « Est-ce trop d’entendre parler de Dieu cinq fois par jour ? » Les sarcasmes, les moqueries d’Andréa ont détourné d’elle la plupart des membres de sa famille. Des enfants gâtés, des petites pestes. Maintenant, sa famille, ce sont les filles de l’école, les délinquantes de la prison de Beau Bassin, les filles perdues. Elle aime leurs rires, leurs gros mots, leurs éclats de colère et leurs chagrins. Grâce à elles, Andréa a changé sa propre histoire, elle est entrée dans les contes qu’elle aime écrire. Est-ce que ce sont vraiment des contes ? Les filles les écoutent les yeux brillants, elles l’interrompent pour suggérer une repartie, un détail, elles demandent à ajouter leurs expériences, les noms des gens qu’elles connaissent. Elles ne savent pas lire, ou à peine. Mais elles savent écouter.

Le temps passa, les enfants étaient devenus un homme, une femme. La mère les maria comme on l’avait mariée, et un jour elle se retrouva seule. Elle était devenue vieille avant d’avoir été jeune, et elle regardait autour d’elle. La misère s’étalait toujours, son visage et ses mains étaient noircis par le soleil des champs, mais il lui semblait qu’elle avait édifié un rempart contre la pauvreté. La maison lui appartenait, elle avait résisté au vent des cyclones. Tout à côté, derrière un sac de jute servant de porte, une cahute de paille abritait une vache, enfermée dans l’ombre à cause des mouches. Un marchand ambulant venait chaque matin acheter le lait. Le purin de l’étable coulait devant la porte, quelques poules picoraient, un chien famélique dormait à l’ombre. La maison de Maya n’avait pas de confort, pas de fosse d’aisances. Un sac en plastique éventré était étalé au pied d’un acacia et recevait les excréments que Maya allait jeter au bord du chemin, si les poules et le chien ne les avaient pas consommés. C’était loin du ciel, loin de la mer, la terre dans toute son horreur. Seul un petit bloc de ciment servait d’autel, une écuelle en terre cuite posée dessus pouvait accueillir l’esprit — pourquoi cet autel ? La vieille n’en savait rien. Quand elle était toute petite, son grand-père, toujours accroupi sur une natte, mâchonnant sa chique de bétel, lui avait dit que c’était nécessaire. Elle ne priait pas, elle n’en avait jamais eu le temps, mais elle avait entretenu l’autel, en faisant brûler de temps en temps un peu d’encens, et elle ressentait au fond d’elle que quelque chose veillait sur elle, sur sa maison, quelque chose de vague à quoi elle n’avait jamais su donner de nom.

Les filles sont dans la prison des femmes, sur la route qui descend vers la mer, une grande bâtisse blanche entourée d’un jardin sauvage. Ce sont des voleuses, des menteuses, des dévergondées, ou pire encore, c’est ce que la rumeur publique raconte. Elles ont été enfermées par une décision de justice, ou à la demande de leur propre famille. Lorsqu’elles ont fini leur temps, le couvent les accueille pour leur donner une éducation. Pour la plupart, elles ne croient ni à Dieu ni à Diable, mais Andréa s’en moque bien. Avant, quand elle ne souffrait pas d’arthrose, elle allait deux fois par semaine à la prison, elle était supposée enseigner aux filles à lire et à écrire, mais au lieu de cela, elle leur racontait des histoires. Thésia, Samia, Annette, Sibylle, Marie-Michelle, Maya, elle avait un nom pour chacun de ses personnages. Quand elle entrait dans la salle de classe, l’après-midi, les filles lui criaient : « zistoir Marie, zistoir Puja, Madame ! » Elles parlaient toutes à la fois, mais Andréa n’aurait jamais espéré un pareil auditoire. Le brouhaha se calmait peu à peu, et elle commençait, toujours avec la même formule : « Gens qui vont, gens qui viennent, c’est une histoire vécue, histoire de ce monde qui passe emportant dans ses creux, ses plis et ses replis, et tous les gens qui pleurent et tous les gens qui rient… » Les filles écoutaient, Andréa n’était pas sûre qu’elles comprenaient, mais elles se taisaient, et il y avait de la magie dans l’air. L’histoire commençait, celle qu’Andréa écrit aujourd’hui dans son cahier Atias, à la lumière de la fenêtre qu’éclaire le soleil couchant, en attendant que Payal vienne, ou Maryse, ou n’importe qui.