Quelque chose qui existe, et qu’on ne voit pas, quelque chose qui rend content. La vieille Maya avait appuyé contre l’autel une longue gaule de bambou à l’extrémité de laquelle flottait un chiffon rouge, et de voir ce drapeau s’agiter dans le vent elle se sentait rassurée. Et pourtant l’enfer l’attendait. Auprès d’elle jouait un garçonnet, l’enfant de son fils. Tous dans la famille de Maya avaient la peau couleur de terre cuite, mais son petit-fils avait la peau noire comme une nuit sans lune. Était-ce à cause de cette différence, ou bien était-il un témoignage gênant pour sa mère ? Personne n’avait voulu de l’enfant. Maya l’avait recueilli, elle lui avait donné un nom, Bala, et elle l’avait élevé comme elle avait élevé ses propres enfants. Lui aussi courait les champs de cannes, à l’aube, avec la vieille pour aller chercher le fourrage de la vache. Et la vie continuait, sans vraie joie, mais dans le bonheur que Maya ressentait d’être avec Bala. Et un jour, un jour néfaste et dur, le père de l’enfant revint, tituba sur le seuil et tomba comme une masse dans la case.
Les filles avaient frémi, pensait Andréa, comme si elles avaient vécu cette scène, comme si elles avaient été témoins. Ici, dans la prison des femmes, chacune avait son histoire, semblable à celles qu’écrivait Andréa. Mariette, la petite créole de Blue Bay, violée par son beau-père, et par le fils aîné de celui-ci, et qu’on avait fait enfermer pour qu’elle ne porte pas plainte. Lisa, Louisa, Adhara, Rani, Alia, que la police avait raflées à la sortie des dancings de Grand Baie, à quatorze ans droguées, prostituées, voleuses, leurs familles les avaient abandonnées. Il y avait les mauvaises, celles qu’on disait irrécupérables, elles s’étaient battues à coups de couteau, elles avaient rançonné des familles, elles s’étaient sauvées plusieurs fois, et à chaque fois on les avait reprises. Crystal de Bambous, forte comme un homme, elle faisait la loi en prison, elle obligeait les nouvelles à être ses esclaves, toutes la haïssaient. C’était pour elle aussi qu’Andréa écrivait ses histoires. Un jour elle lui avait dit : « Puisque je n’ai pas eu d’enfants, toi tu seras mon fils. » Crystal n’avait pas souri, elle n’avait pas accepté, mais peu à peu elle s’était laissé faire. Les autres filles étaient sorties de prison, mais Crystal restait, et c’est Maryse qui donnait de ses nouvelles à Andréa.
Il avait bu, c’était son habitude. Sa femme l’avait chassé et, pour être sûre d’en être débarrassée, elle avait pris un autre homme. La vieille Maya regarda l’ivrogne et elle dit : je l’ai porté, je l’ai nourri, je ne peux pas le chasser. Et l’homme resta. Il était méchant, surtout dans son ivresse. Il frappait l’enfant à coups de pied, Maya pleurait, et l’enfant se sauvait, grimpait dans un arbre pour se cacher, passant de branche en branche, et ne revenait qu’à la nuit. Le bois de la porte était pourri, il poussait le crochet, il entrait et se cachait sous le lit, le seul meuble de la case, et c’est là qu’il dormait. Et c’était ainsi — les étoiles brillent par une nuit sans lune mais qui les voyait ?
Dans la prison, les filles sont enfermées comme des bêtes féroces dans leurs cages. Elles tournent en rond, d’un même mouvement, la tête penchée vers le sol, les yeux rivés sur le ciment. Il n’y a pas d’autre lumière dans la salle que les derniers reflets du soleil qui s’accrochent aux grilles des fenêtres, tellement poussiéreuses que les rayons ne parviennent pas à les traverser. Dehors, c’est la fin de la journée, les bus s’entassent sur la route, le vacarme des moteurs surchauffés emplit la prison, les coups de corne, les jurons, parfois une voix jeune qui crie un nom au hasard, Ravi ! Ravi ! mais les filles ne redressent même pas la tête. Dans quelques instants les surveillantes vont apporter le repas, du riz pâteux, du dal et des faratas, et les filles vont se précipiter sur la nourriture sans dire un mot. C’est ainsi chaque jour, trois fois par jour. Depuis la dernière bagarre, il n’y a plus que des cuillers en plastique rose. Le chariot roulant n’entre pas dans la salle du réfectoire, il reste à l’entrée et c’est Rosa qui distribue la nourriture, une louche par assiette. À côté de Rosa les gardiennes sont debout, un bâton à la main. Les filles tendent l’assiette, repartent sans un mot, et mangent assises sur leurs talons, le dos contre le mur de la salle. Les surveillantes ne quittent pas des yeux Crystal, elles gardent la main sur la poignée de leur matraque. Crystal de Bambous, qui a tué deux hommes à seize ans pour leur faire les poches. C’est elle qui fait tourner les filles dans la salle du réfectoire, elle les oblige, à coups de poing dans le dos : « Marche ! Marche ! » Les filles obéissent, et si elles ne tournent pas assez vite, Crystal les pousse par la tête, un coup à l’occiput, et elles galopent comme des dindes.
Un jour, la fille revint aussi avec l’enfant qu’elle avait eu — son mari avait retrouvé une femme et lui offrait la vie à trois. La fille de Maya avait refusé et venait chercher asile chez sa mère. Tout le monde s’entassa dans la case, partageant l’unique lit, et la vieille souvent n’avait qu’un tout petit coin pour s’accroupir, appuyée contre le mur. Et la vie continuait ainsi, l’homme buvait, les femmes travaillaient, la vache mugissait attachée à son piquet dans l’étable. La saleté était partout, et le petit garçon couleur de nuit sans lune gardait l’enfant de la femme sans mari. Les étoiles brillaient, mais qui les voyait ? Qui disait qu’elles existaient ? Gens qui vont, gens qui viennent, pensez à tous ceux qui ne savent pas qu’il y a des étoiles au ciel.
Aujourd’hui l’orage gronde au-dessus du couvent, et de la prison des femmes. Le ciel est couleur d’encre. Avertie par un pressentiment, Andréa ne tient plus en place. Elle sort dans le jardin, elle étouffe. Elle n’arrive plus à écrire. Elle pense aux filles, enfermées dans la grande salle, au silence, à la violence. Depuis des mois elle a reçu son congé. Mme Sanbar, la directrice a mis fin aux séances de lecture. « Du temps perdu, à quoi ça sert ? » Elle a ajouté : « Et puis franchement, à votre âge… » Andréa a essayé de protester : « Mais elles ne sortent jamais ! Ça leur donne de la distraction, elles pensent à autre chose ! Demandez-leur si ça ne sert à rien ! » Mais les ordres viennent d’en haut. Mme Sanbar n’y est pour rien, ce sont les notables, ils veulent punir les filles, leur briser l’échine. Alors Andréa a décidé d’écrire. Elle a acheté à la boutique chinois des cahiers d’écolier, 74 pages, marque Atlas, avec sur la couverture ce dessin qui l’aurait fait rêver quand elle était petite, une mappemonde devant laquelle se croisent un avion et un paquebot. D’une écriture régulière, au crayon à bille, elle a commencé à rédiger ses histoires : « Yahvé », « Thésia ou la vie des autres », et maintenant, « Les sans-étoiles », cette histoire de la vieille Maya, de sa vache et de l’enfant couleur de nuit, pour les filles de là-bas, pour Maryse, pour Crystal. Quand elle aura fini, elle fera passer les cahiers à la prison, en douce, pour que les prisonnières voient qu’elle ne les oublie pas.