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Les scènes se multipliaient. La fille reprochait à sa mère la présence de l’ivrogne grossier et obscène. Un jour, l’homme revint, plus méchant que jamais. L’enfant couleur de nuit lançait des cailloux au chien du voisin qui aboyait furieusement. Alors l’ivrogne prit un phoukni, ce tuyau de fer dans lequel les paysannes soufflent pour attiser les braises du foyer, et il s’approcha de l’enfant en le menaçant. Maya accourut pour le protéger, elle s’empara d’un tison qu’elle leva sur son fils. L’homme, surpris par la rage de la vieille femme, recula en titubant. Puis, d’un geste presque machinal, le tube de fer qu’il avait dans sa main retomba lourdement sur la tête de Maya, et elle s’affaissa, frappée à mort. La fille qui s’occupait de la vache accourut avec des injures. L’enfant poussait des cris aigus de frayeur, le chien aboyait toujours, et l’ivrogne, avec des grognements de bête, entra dans la case et se jeta sur le lit et s’endormit. Les voisins étaient venus. On allongea Maya sur la terre devant la maison, on versa de l’eau sur sa tête, on souffla dans sa bouche, mais elle ne se réveillait pas. La nuit descendait, une étoile parut dans le ciel.

Mais aujourd’hui, tout se précipite. C’est à cause de l’orage qui tournoie au-dessus de la ville, dans la chaleur étouffante de la fin d’après-midi. Maryse est venue au couvent, tout essoufflée d’avoir couru. Elle n’a pas frappé à la porte, elle est allée droit à Andréa. « Il faut venir, Madame, il faut venir. Ils vont la tuer. » Elle dit « touyé » en créole, mais son visage ne prête pas à rire. Andréa a eu juste le temps de mettre ses chaussures, et malgré l’arthrose elle court sur la route avec Maryse. La jeune fille répète une histoire incohérente, c’est Crystal qui s’est enfermée dans la salle du réfectoire, elle a un bidon d’essence et elle menace de mettre le feu à la prison, la police est venue, ils ont des fusils, ils empêchent tout le monde de passer. La route est embouteillée chaque soir, Andréa aurait bien pris un taxi, mais elle a pensé qu’elle arriverait plus vite à pied. Arrivée devant le portail, elle s’arrête un instant pour se calmer, éponger la sueur qui couvre son visage. Il faut se montrer calme, ne pas céder à la panique. Mais son cœur bat la chamade quand elle entre dans le jardin. Du monde attend devant la porte de la prison, Andréa reconnaît la silhouette trapue de Mme Sanbar. Elle va droit à elle. « Laissez-moi entrer, je vais parler à Crystal. » Elle dit ces mots avec tellement de certitude que Mme Sanbar ne peut pas protester. Elle marche le plus droit qu’elle peut, malgré la douleur de ses genoux. Les policiers sont massés devant le réfectoire, mais quand Andréa arrive ils s’écartent d’eux-mêmes. Peut-être qu’ils croient qu’Andréa est la chef de la prison, ou bien une envoyée du gouvernement, c’est parce qu’elle est grande et sèche, avec son costume gris et ses chaussures de cuir noir. Maryse est restée en retrait, elle n’a pas osé suivre. Andréa entre dans la grande salle complètement vide, elle cligne des yeux à cause de l’obscurité, une pénombre grise recouvre tout dans un brouillard. Elle reste immobile au milieu de la pièce, les bras un peu écartés du corps comme si elle attendait un mouvement, une aveugle avant de traverser la rue. Puis elle distingue quelque chose, une forme tapie contre le mur du fond, près des fenêtres, une forme en boule, les bras autour de ses genoux, la tête rentrée entre les épaules. Elle est si petite, si tassée qu’Andréa ne peut pas croire que ce soit Crystal. Très doucement, à voix basse presque, elle prononce son nom : « Crystal… Crystal ? » La jeune fille tient contre son ventre le bidon d’essence, elle le serre contre elle comme un doudou, elle regarde Andréa sans rien dire, et Andréa lit dans ses yeux la colère et la peur, et elle pense aux personnages de ses contes, à Maya, à l’enfant couleur de nuit sans lune, à tous ceux qui ont été privés de leur enfance, battus, violés. Elle s’approche doucement de Crystal, et sans comprendre comment, elle retrouve la souplesse de sa jeunesse, pour s’asseoir à côté de la jeune fille, le dos contre le mur. Elle passe son bras autour de son cou, elle murmure des mots doux. Elle sent son odeur, pas une odeur d’adulte, mais une odeur d’enfant, une odeur tendre, un peu sucrée. Elle dit : « Je ne peux pas laisser mon fils tout seul. » Et ça doit faire rire Crystal, de sa façon de rire à elle, un petit grognement ironique du fond de la gorge. Pour Crystal, pour elle seule Andréa lit lentement la fin de l’histoire :

La nuit descendait, une étoile parut au ciel. Maya ouvrit les yeux un bref instant, elle aperçut l’étoile. Sa bouche n’arrivait pas à sourire, mais dans un suprême effort elle tendit ses mains vers l’astre, et quelques mots s’échappèrent de ses lèvres en bhoj-puri, sa langue maternelle, ist aspara kota sari, tohre raasta taakat rahli, c’est ce que j’attendais, et doucement son âme s’envola vers cet infini dont personne ne lui avait jamais parlé.

Les gens vont, les gens viennent. Sur la route qui descend vers la mer, les caravanes de voitures et d’autobus emmènent leurs passagers vers leurs maisons, vers leurs familles, pour le repas du soir, pour une nuit de sommeil. Au carrefour, ils s’embouteillent, klaxonnent, la fumée des échappements remplit l’atmosphère, fait peser un nuage jaune sur la ville, on pourrait croire que ce sont les couleurs du soleil couchant. Par-dessus les toits l’appel du muezzin traîne, s’éloigne, revient, Andréa l’écoute dans sa chambre et elle récite sa prière.

Aux dernières nouvelles données par Maryse, dans la prison des filles tout est revenu à la normale. Les policiers sont repartis, et Crystal a écopé de trois jours de mitard. Pour soulager les autres, Mme Sanbar pour la première fois les a autorisées à sortir dans le jardin, à planter des fleurs, à arroser les plates-bandes. À travers les grilles de l’enclos, elles ont respiré l’odeur de la vie, les gaz des voitures, le parfum poivré des lantanas, peut-être même que des garçons leur ont jeté des goyaves marron par-dessus la haie comme des amoureux.

Maryse va régulièrement voir sa sœur aînée à la prison, et Andréa a donné le fameux cahier qui contient l’histoire des sans-étoiles. Elle n’est pas sûre que Maryse la lira aux autres, ni même qu’elle gardera le cahier. Peut-être qu’il finira comme tout ce qui est éphémère, mouillé par la pluie, taché par la nourriture, bouffé par les carias. Ça n’est pas très grave, pense Andréa. Les écrivains n’écrivent pas pour qu’on garde leurs livres. Même s’il ne reste que quelques mots, un bout de phrase, un nom, même s’il ne reste que ces mots de bhojpuri que Maya murmurait avant de mourir, ist aspara kota sari, tohre raasta taakat rahli, il y a de quoi espérer. Dans le jardin du couvent les martins ont commencé à jacasser comme chaque soir. Andréa attend l’arrivée de Payai, ses coups de bec à la vitre, ses yeux cerclés de khôl. Assise bien droite sur sa chaise, les mains sur son giron, toujours habillée de gris, elle attend. La seule différence, c’est qu’elle a mis ses chaussures noires, elle veut être prête à tout, on ne sait jamais. Les moustiques dansent dans le ciel jaune. Le monde est un, pense Andréa, et elle se surprend à sourire, comme si cette évidence à peine vaniteuse signifiait vraiment quelque chose.