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BONHEUR

The child ever dwells in the mystery of ageless time, unobscured by the dust of history.

RABINDRANATH TAGORE
Fireflies

La ville grise, si grise, non loin de la mer. Une grande rivière qui sépare la ville en deux moitiés, le nord, le sud. Des ponts, certains anciens, en fer peints à l’antirouille, d’autres modernes, en béton, arches géantes, tabliers suspendus à des câbles d’acier. Les cris des oiseaux au-dessus de la ville, oiseaux de mer, oiseaux de proie, des cris geignards, des grincements de charnières rouillées. La rumeur monotone des voitures qui roulent sur les ponts, sur les quais du fleuve, de temps à autre un cri de bête, un navire qui appelle son pilote, un train rapide qui traverse les gares sans s’arrêter, vers le nord…

Cela arrivera dans quelque temps, peut-être, au pli du temps, lorsqu’il ne restera que peu de chose de ce que nous avons connu. Les guerres auront changé la surface du monde, les villes seront des miroirs brisés.

En ce temps, le mot bonheur a disparu. Sans doute existe-t-il encore quelque part, mais il a été interdit, et plus personne ne l’utilise. Il s’est vidé de son sens, comme une vie qui s’échappe. Peut-être s’est-il usé, à force d’avoir servi à tout le monde, aux marchands de biens et aux agents d’assurances, aux vendeurs d’autos et aux politiciens.

Quelque chose a changé dans ma ville. Elle n’a jamais été aussi vide, aussi grise, murailles de béton aux fenêtres identiques, rubans d’autoroutes en forme de trèfle à quatre feuilles, ponts, esplanades, voies ferrées qui percent la terre. Cette ville autrefois luxueuse ne peut plus échapper à la désolation des rivages de la mer. La mer n’est plus une aventure. De grandes nappes irisées dérivent aux embouchures, le vent porte des nuages de ciment. Même vers le sud il n’y a plus de liberté. Une angoisse incompréhensible, irrépressible jaillit du bleu du ciel. Le soleil, la beauté des palmes, la douceur des lagons au crépuscule portent une douleur lancinante.

Nous sommes les Imparfaits. On nous appelle les « Mezclillas » à cause de nos habits ordinaires, en toile bleue, à cause de nos baskets blanches, de nos casquettes à la visière qui empêche de voir nos yeux — autrefois les prêtres les avaient interdites, comment Dieu aurait-il pu lire dans nos yeux ? Mais nous sommes libres aujourd’hui de ces superstitions.

Garçons et filles, jeunes et vieux, juste assez semblables pour que de loin on ne puisse nous reconnaître — mais les filles sont plus grandes, chaussées d’escarpins à talons aiguilles, et on les distingue aussi par le bruit qu’elles font quand elles courent dans les souterrains, clac-clac-clac, à toute vitesse.

Et les vieux d’antan, les vieux qui ont survécu aux guerres fratricides, aux expurgations, aux révolutions culturelles et aux lavages de cerveau, aux autodafés et aux confessions publiques. Eux se souviennent de la lumière du jour, du temps où ils glanaient dans les champs de blé, du temps où ils mettaient à sécher les gerbes de riz au bord des routes. Mais ils n’en parlent guère. À qui pourraient-ils conter les sornettes du temps longtemps, du temps mort et oublié ? Bien sûr de leur temps il n’y avait pas de Séparés, pas d’Enterrés, mais est-ce que ça rendrait les Imparfaits plus parfaits, est-ce que ça effacerait les erreurs, les crimes ?

Les vieux sont tapis dans les couloirs. Ceux qui ont les moyens, ceux qui ont gardé quelques-uns des privilèges d’autrefois, ont leur petit banc en bois de caisse, qu’on dirait fabriqué par les antédiluviens, sans clous, sans colle, juste en mortaises et queues-d’aronde. Les autres sont par terre. Accroupis, à genoux. Certains se prosternent le front contre le sol, au ras des pas des passants. Ils attendent quelque chose, une piécette, un gâteau, une cannette de soda, n’importe quoi, pour continuer à vivre.

Imparfaits. On nous a appelés ainsi parce que nous avons tout oublié. Nous naissons, nous vivons, nous mourons. Il est entendu que nous ne laissions aucune trace. Nous occupons tous ces grands, anciens, somptueux monuments, tours d’église, temples à péristyle, jardins suspendus, bibliothèques impériales, halls carrelés de marbre, galeries, théâtres antiques, hippodromes romains, arènes, cloîtres, mais nous ignorons l’histoire de ces lieux, nous n’avons pas de nom, pas de lignée, pas d’ancêtres. Nous vivons et disparaissons sans que personne y prenne garde. On dit : untel, Sonalal, ou Chitrakout, ça fait un moment qu’on ne le voit plus, Sonraj et Minta non plus. Ah oui ? Tiens donc, cela est vrai, ça fait un bon moment. Et c’est tout.

Mais les enfants. Ça, c’est autre chose. Quand ils ont commencé à disparaître, au début (mais je parle d’un temps très lointain, complètement révolu, avant ma naissance), leurs portraits étaient placardés dans les lieux de passage, les bureaux de poste, les agences d’intérim, les salles de vidéo. Et puis il y en a eu de plus en plus, au point que leurs photos étaient épinglées, scotchées les unes par-dessus les autres. Avez-vous vu ?… Et suivait la liste des noms, les adresses, les numéros de téléphone, aussi lassante que les pages des annuaires. Saadi, Malard, Sénan, Gorbio, Hidéo, Manant, Bélard, Avalon, Fina, Fadé, Gina, Antonin, Jean-Étienne, Rhodes, Yacoub, Liliana, Abada, Jelloul, Ruth, Zinna, Zoé. Et leurs visages. En parcourant les murs à toute vitesse, ils s’animaient, tressautaient, les bouches, grandes, petites, les yeux, globuleux, rapprochés, enfoncés, et les traits devenaient indistincts, il n’y avait plus qu’un seul visage gris, estompé, déjà disparu, imparfait, vous dis-je.

Puis, peu à peu, au cours des mois et des années, les portraits se sont déchirés, oubliés, lacérés par le vent des couloirs, rongés par l’eau de pluie qui suinte, par l’air âcre, par l’acidité du temps. Plus personne ne s’est arrêté pour lire les noms, pour chercher un visage.

La rumeur, je l’entends maintenant. Elle devient de plus en plus obsédante, assourdissante, incompréhensible. On dit que, chaque nuit, dans les quartiers périphériques de notre ville, un étrange animal, une bête de proie, sort de son antre et part à la chasse. Cette chose n’a pas de nom, pas de forme. Personne ne l’a jamais vue, pour la bonne raison que quiconque la voit disparaît aussitôt. Pas seulement les enfants. Maintenant on sait que des adultes ont été enlevés eux aussi, et les vieillards. Un jour, un matin, ceux qui dorment par paquets dans les halls des gares, ou dans les souterrains, constatent qu’un vieux manque à l’appel. Son carton, ses hardes sont là, mais on aperçoit un trou dans la file, comme une dent tombée. Et déjà les autres ne se souviennent plus très bien de son nom, ni à quoi il ou elle ressemblait. Père Grandin, mère Sheila, ou bien un surnom, Nez-Rouge qui aimait bien boire, ou Filoselle avec sa tignasse embrouillée pleine de poux, ou Canal qui sentait mauvais. Et puis les voisins se partagent les vêtements, les couvertures, les sacs de mégots.