La rumeur, à propos des Chavantes. Pourquoi sont-ils appelés ainsi ? Cela n’avait rien à voir avec l’Amérique du Sud, avec les tribus d’indiens. C’est le travail d’un journaliste, sans aucun doute, de ceux qui font des raccourcis, des rencontres inopinées, insensées, parce que ça marque l’imagination du public et fait vendre de la copie. Du temps où il y avait des journalistes, et des journaux. Les tout derniers journaux, je me rappelle vaguement en avoir vu bouler dans les rues, le vent les balayait et les plaquait contre les grilles des parcs avec les sacs en plastique. Ils restaient accrochés aux épines des acacias.
Les journaux ont disparu, mais les mots des journalistes sont restés — certains noms. On dit kamikazes pour les auteurs d’attentat-suicide (mais on trouve peu de Japonais parmi ceux-là), on dit acteur social, empowerment, salut public, rayonnement, objectivité, société des loisirs, souveraineté, choix de vie, multiculturalisme, État providence, quotient intellectuel, ressources humaines. Mais le mot bonheur n’existe plus. Mis à l’index, rayé des lexiques, vidé, aboli. Est-ce la disparition de tous ces enfants ? Les Chavantes ont interdit de prononcer le mot, de l’écrire, même de le penser. Les Chavantes punissent de mort toute personne qui effleurerait ce mot, le dirait tout bas. Ils en ont les moyens. Ils coupent les têtes !
On ne les voit jamais. Ils vivent dans le même monde, mais à un degré au-dessus. Ils n’empruntent pas les souterrains, les tunnels, ils n’habitent pas les immeubles aux mille fenêtres identiques, ils ne prennent jamais le métro ni les autobus où s’agglutinent les grappes humaines, ils ne vont pas à pied dans les rues nocturnes, on ne les voit jamais dans les zones rouges. Ils sont inconnus, sans corps, sans visage. La rumeur, la même rumeur les accuse des disparitions d’enfants et de vieux. Ils n’agissent pas eux-mêmes. On dit qu’ils ont des milices, des hommes et des femmes qui ressemblent à tout le monde, mais qui ont le droit d’arrêter les citoyens et de les emmener dans leurs fourgons, dans leurs limos, de les bâillonner, de les droguer, de les effacer. C’est un vent furieux qui parcourt les rues et les avenues, et les esplanades vides de notre ville, sans qu’on sache d’où il vient, ni ce qui l’a causé, et après son passage on compte les morts et les disparus.
Je sais aussi un animal mystérieux, dangereux, qui sort chaque nuit, se cache dans les coins sombres, à la recherche de ses victimes. C’est une sorte de loup-garou, un lycaon, une hyène, du temps où on racontait cela pour faire peur aux petits enfants. Je ne peux pas dire ce que c’est, personne ne l’a vu. La bête rôde silencieusement, elle préfère les quartiers pauvres, les quartiers où les gens vivent dans des cabanes sans fenêtres, où les filles s’échappent pour se saouler. La bête suit des pistes invisibles, fantomatiques. Elle n’a pas de nom, mais j’ai entendu les surnoms plus insensés les uns que les autres. On l’appelle malédiction, effroi, et le plus souvent on dit l’Ombre — le Regard sans yeux. Est-ce vraiment une histoire de bonne femme, comme elles disent quelquefois : Dors, petit, dors ou bien le diable viendra te manger ce soir. Mais alors comment expliquez-vous ces garçons et ces filles qui sont sortis au crépuscule, pour aller chercher à manger, ou pour aller se baigner au fleuve, et qui ne sont jamais revenus ? Comment expliquez-vous ces jeunes gens qui bravent le danger (car la jeunesse a naturellement un goût pour le risque) et qui se retrouvent sur la rive pour boire des bières et faire de la musique et qui s’aperçoivent soudain que l’un, ou deux, ou trois d’entre eux ont disparu ? Qui s’est emparé d’eux, en silence, sans même un claquement de bec, sans même un cri ? L’Ombre, assurément. Ils retournent chez eux, ils racontent cela à leur manière, ils prétendent avoir vu, avoir entendu quelque chose, là-bas, c’est sorti de l’eau, une forme irréelle, mi-poisson mi-oiseau, cela a fondu sur eux et cela était si rapide et si étrange qu’ils ont cru vivre un rêve. Une chimère. Le Regard sans yeux.
Je voudrais vous parler aussi de la Maison blanche. Celle-là, tout le monde la connaît, elle est visible de toute la ville, construite en haut d’une colline, non loin de la mer. Plutôt peinte en gris, une bâtisse imposante sans décor, avec ses fenêtres régulières identiquement occultées par des grilles de fer, son toit de tuiles mécaniques, et les arbres de son jardin, des arbres austères, cyprès, ifs, thuyas, et quelques marronniers d’Inde. On la dit blanche parce que, sur le gris de la colline et contre le vert sombre des arbres, elle brille à la lumière du soleil, d’une lueur éblouissante. Elle est redoutable, inaccessible.
Elle a toujours existé. Même les vieux les plus vieux, ceux qui n’ont pas perdu la mémoire, et qui passent leurs journées assis sur leurs tabourets dans les couloirs sous terre, ont connu la Maison blanche dans leur enfance. C’était déjà l’endroit où on enfermait les gens.
Quand ils désobéissaient à leurs parents, disent-ils, eh bien, une camionnette passait dans les rues avec sa sirène stridente (ou peut-être une cloche, ils n’en étaient plus très sûrs), et à ceux qui étaient révoltés, insolents, les parents disaient : un jour on t’emmènera dans la Maison blanche. Un endroit d’où personne ne revient. Non pas une prison, ni une maison de correction, ou un prytanée. Un endroit où on perd son nom, où on s’oublie soi-même. Où l’on devient un fantôme.
Viram.
Comment est-il arrivé dans notre ville ? Tout à fait impossible, quoique…
Viram, un nom étrange, ai-je pensé, pour un garçon venu d’ailleurs, venu de l’autre bout du monde. Difficile de lui donner un âge. Ceux qui l’ont vu à ce moment-là ont parlé de ce qui surprenait chez Viram, sa façon de marcher, ses yeux, fendus et étroits, rapprochés, son front bombé, et la lueur bleu acier de son regard. Ou bien ses mains, longues et fines, aux ongles coupés en carré. Mais surtout ses cheveux. Les uns ont dit blancs, les autres gris-bleu, d’autres encore parlent du reflet vert qu’on voit parfois sur les cheveux blonds.
Ce qui est certain, c’est qu’il n’avait pas peur. Il s’est mis à marcher dans les rues de notre ville, dans les souterrains, comme s’il n’y avait jamais eu de guerre, et que rien n’avait été détruit.
Je l’ai aimé dès que j’ai connu son existence. Nous autres, les Imparfaits, nous l’avons aimé. La nouvelle courait dans les couloirs, elle se répandait dans les dortoirs et dans les halls de gare. « Est-ce que vous l’avez vu ? » — « Est-ce que vous l’avez rencontré, est-ce que vous lui avez parlé ? » — « D’où peut-il être, parce qu’un homme tel que lui, nous n’en avons jamais entendu parler ? » — « Mais existe-t-il vraiment ? N’est-ce pas encore une invention des Doctes, des Chavantes, cette clique, cette engeance ? » — « Et si c’était un espion envoyé d’en haut pour nous faire du mal ? » Les rumeurs les plus absurdes, les plus incroyables. On disait qu’il y avait ces gens, des surhommes, leur milice qui portait des couteaux dans les os de leurs avant-bras, les Zokerrés.
Mais lui, Viram, il n’y croyait pas. Quand on ne croit pas à quelque chose, est-ce qu’elle cesse d’exister ? Nous, par exemple, les Imparfaits, les Mezclillas, nous avons cessé de croire au mot bonheur, et il a disparu. Lui, Viram, il y croyait. C’est ce qu’il disait, ce que les gens avaient cru entendre, ceux qui l’ont approché. C’est la rumeur, elle est entrée en moi comme si j’avais été témoin de tout cela. Contre les Zokerrés, contre les Amazones et les Chavantes, et tous ces noms qui errent dans les rues de la ville, ces noms sans corps et ces corps sans nom, contre les petits tourbillons du vide qui dansent sur les esplanades, les temps d’attente infinie qui ploient le dos des vieux et les prosternent le front à terre, contre la peur atroce, contre l’ignorance qui ricane… Parce qu’à ce moment-là, on peut croire, on peut imaginer que ce garçon aux cheveux blancs est l’envoyé du futur, qu’il est venu pour nous changer, pour tout changer. Parce que c’est maintenant que nous avons besoin d’y croire. Quand il n’y a plus rien que le paysage de guerre, de l’après-guerre, ces champs de ruines, ces terrains entourés de fil-rasoir, ces chicanes dans le lit des fleuves et sur les rivages de la mer, et en contrebas des autoroutes, entre les jambes des ponts, ces sols perdus envahis de ronces et d’orties, cette zone démilitarisée, ce no man’s land, terra nullius, notre seul espace libre. Quand un mur a été construit pour nous séparer, pour diviser une terre autrefois commune, pour empêcher de voir de l’autre côté, de traverser, d’être quelqu’un d’autre.