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Terre de personne, terre de silence. C’est pourquoi j’ai aimé la rumeur de Viram. Sa venue, son arrivée dans notre ville, après des années ou des siècles d’attente, cette rumeur qui s’est répandue dans mon corps et a allumé des chemins de poudre. Même si personne ne veut me croire. Même si An-Nee, la fille que j’aime, ne veut pas me croire, même si elle me regarde avec des yeux inquiets. Quelqu’un comme lui, que personne n’a vu, entendu, rencontré, a-t-elle dit. Viram qu’il est impossible d’imaginer même en rêve, lui ai-je dit, parce que quelqu’un comme lui nous n’en avons jamais vu, ni entendu parler…

Pourquoi est-il venu ?

Qu’est-ce qui l’avait chassé de son pays natal, et d’abord est-ce que Viram a un pays natal ? Autrefois, longtemps avant la guerre, les hommes et les femmes étaient libres d’aller où ils voulaient. Ils partaient sur les routes, ils suivaient les chemins d’aventure. Ils s’arrêtaient dans les clairières, ils couchaient à la belle étoile. Les femmes chantaient. Ma grand-mère me le racontait, lorsque j’étais enfant. Avant la guerre, partout on chantait dans les rues, on sifflait, il y avait des bruits dans les rues, des clochettes, des cymbales. Les bords du fleuve étaient remplis par les foules, les pêcheurs, les dockers, les portefaix, les vendeurs ambulants. Et sur l’eau lente descendaient de grands radeaux habités par des voyageurs éternels, sous leurs toits de palmes, de longues barques manœuvrées à la perche dans le crépuscule.

Viram vient de ce temps, mais c’est miracle parce qu’il est enfant, le seul enfant qui ait survécu, ou le seul adulte qui soit resté pareil à un enfant. Il sourit, on me l’a dit, j’en suis sûr, non pas un de ces sourires entendus, un de ces sourires grinçants comme il y en a partout aujourd’hui, mais un vrai sourire, doux, confiant, un sourire d’ange (car nous connaissons encore ces effigies, ces visages emmurés dans les vieux temples, ces images lointaines enfouies dans la poussière des musées). Il est debout dans un wagon du métro, vêtu de son T-shirt sur lequel est écrit ABITBOL ou ABITIBI, de son jean délavé identique aux nôtres, de ses baskets éculées, avec sa tignasse trop longue, trop emmêlée, les mains dans les poches, regardant tous sans regarder personne. C’est comme cela que je le vois. Il est venu dans notre ville chercher le bonheur quand personne n’y croit plus. Je l’ai dit à An-Nee, et elle a eu un sourire, elle m’a embrassé, pendant un instant la distance n’a plus existé entre nous.

Qu’est-ce qui a changé ?

Nous autres, les Imparfaits, nous avons pris l’habitude de ne plus demeurer dans nos palais, nos cathédrales, nos universités hérités d’ancêtres magnifiques. Nous sommes les bernard-l’hermite de cette cité. Un souffle est passé, un vent desséchant, âpre, brûlant et glacial à la fois, un vent de l’espace, un vent du vide. Tout est resté en place, mais l’âme n’y est plus. Des jeunes gens jouent à la balle dans les cours, ils ne regardent même plus quand un carreau est cassé. Des enfants galopent entre les collines des parkings, s’embusquent dans les cages d’ascenseur vides. Il y a si longtemps que plus rien ne marche, que plus rien n’a de sens. Et aujourd’hui, cet espoir infime, une petite pulsation, un faible clignotement, dans mon esprit, dans ma gorge, parce que Viram est ici, dans notre ville, en même temps que nous.

C’est ce que nous disons, c’est ce que nous pensons. Les mots, les bribes de phrases, entre nous, dans un murmure, une rumeur. Il vient, il arrive, il marche au milieu de nous, dans nos rues, il n’a peur de rien. Il est au nord, du côté des collines chargées de nuages, il va de porte en porte, il frappe, mais il ne demande rien.

Dans une cour, il est allé à la pompe, il a bu de l’eau dans le creux de sa main, jamais l’eau n’a été si claire. Une fille lui a donné des fruits, un morceau de pastèque au goût de miel.

Au sud, de l’autre côté du fleuve, il a traversé sur le pont de fer, il a marché sur un câble, tel un funambule.

Sa voix douce est celle d’un enfant, il a chanté une berceuse pour un bébé qui a peur de la nuit. Dans sa chanson il est question des enfants accrochés aux branches des arbres comme des fruits, que le vent fait tomber quand ils sont prêts à naître. Même les plus endurcis d’entre nous s’arrêtent pour l’écouter.

Il parle des langues étrangères, celle d’Abitibi, de Mingan, de Riga, d’Andalsnaes, de San Pedro de la Côte d’ivoire, il connaît l’ibo et l’ibibio, il parle les langues éteintes depuis des siècles comme si l’ange avait posé son doigt sur ses lèvres.

La couleur de ses yeux, bleu de nuit, violet.

La trace de ses pas dans la boue, aussi belle que le sable blond des atolls. La trace de ses pas dans le tapis de feuilles mortes.

Sa parole alors, son silence, c’est la même chose.

Lorsqu’il parle quelque chose s’enroule et vous prend aux cheveux, mais ce n’est pas un piège, c’est plutôt une caresse, un soupir.

Que nous est-il arrivé ?

Rumeur contre rumeur. Le bruit, l’obsession, nous les ressentons chaque jour, grandissants, omniprésents, irrépressibles. Il fallait qu’il y eût un coupable. Ces enfants avaient disparu, jusqu’à leurs images se sont effacées, comme ces affiches déchiquetées qui flottent sur les murs, aux pylônes, et que le vent balaie sous les pas indifférents des piétons.

Qu’ont fait les Chavantes de nos enfants ? Parce qu’ils sont impuissants, et leurs femmes stériles, ils ont volé ce qui était le plus précieux en nous, la chair de notre chair, notre espoir, notre avenir. L’ombre sans nom, le Regard sans yeux, le visage sans traits, rôdant dans les rues et les corridors, à la recherche de proies, et nous sommes si terrifiés que nous laissons commettre ces crimes, sans bouger, sans combattre.

De temps en temps, une braise rougeoyante de colère s’allume. Dans des salles en sous-sol, ou dans des coins isolés des parcs, sur les talus marécageux de la rivière, là où il n’y a que le chant des moustiques et la rumeur atténuée de l’autoroute, des rencontres ont lieu en secret. On reçoit, on transmet les nouvelles :

« Abigaïl, la fille de Matias, a été vue dans les hautes sphères, elle se pavane accompagnée de gardes du corps, vêtue d’une robe indescriptible, couronnée de jasmin comme une jeune mariée… »

« Elle si jeune ! Conduite au sacrifice… »

« … ou tout comme. Peut-être une fille à soldats, une putain. »

« Elle qui encore hier jouait à la poupée avec son petit frère, cuisinait pour lui avec du lait de chèvrefeuille. »

« Mais sa mère, que dit-elle ? »