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« Les Chavantes savent acheter le silence. Ils ont donné une médaille au père, et des bons du trésor, et à la mère une image, ils appellent ça une Vestale. »

« Nous sommes dans la capitale du crime, sans recours. »

« Nous devons disparaître. »

« Tout doit disparaître. »

Mais le bruit des vaines paroles ne peut rien changer au réel. La contagion de ce mal est si évidente, inévitable, que l’on se croit atteint avant même d’en connaître les symptômes. Une large, longue tache grise qui se glisse dans les anfractuosités, suit les rigoles, s’étale et infuse nos vies, notre ville. Alors nous frissonnons, nous nous recroquevillons dans nos cavernes, dans nos petites cellules, dans toutes les alvéoles de ces vieux palais que nous avons cessé d’habiter.

C’est ainsi que Viram est apparu, lui, l’important.

Je l’ai vu au début de l’hiver.

Cela s’est passé dans la ligne circulaire qui joint le nord au sud et passe deux fois le fleuve sur des ponts de fer (et c’est la rare occasion qu’ont les Imparfaits d’apercevoir cette ville, son extraordinaire architecture moderne, que dominent les tours de cent étages cerclées de spirales de routes et de chemins de fer). Ces wagons sont remplis ordinairement d’une foule compacte, hétérogène, une humanité précaire et odorante qui soulève le cœur, et à la fois donne de la joie (une sorte de plaisir suspect proche du mépris, comme lorsqu’on se surprend à jouir d’une souffrance). J’allais au travail, ou j’en revenais, je ne sais plus. J’ai d’abord entendu la musique, mais je n’y ai pas fait attention. Il faut dire que sur cette ligne, on rencontre souvent des vieux à moitié infirmes ou complètement aveugles, qui remontent les wagons en poussant de petits chariots à trois roues chargés d’un tourne-disque qui diffuse une horrible musique de grêle. Mais la foule a bougé, et la musique est devenue plus claire, et c’était une musique étrange, entraînante, une sorte de valse du temps jadis, rythmée par des coups de talon sur le plancher du wagon, et j’ai cherché à comprendre d’où elle provenait. J’ai aperçu d’abord l’accordéoniste, un homme d’une cinquantaine d’années assez grand et fort, aux cheveux grisonnants, barbe mal rasée, vêtu d’une veste de similicuir noir. Il jouait en regardant à droite et à gauche, avec cette expression de contentement et d’assurance de quelqu’un qui cherche à plaire, qui gagne sa vie en jouant et en rythmant du talon. J’ai remonté le wagon en poussant un peu les voyageurs, et j’ai vu Viram. J’ai été sûr que c’était lui au premier coup d’œil. C’était un jeune garçon, à sa taille j’ai pensé qu’il pouvait avoir douze ans, mais j’ai compris ensuite qu’il pouvait être plus âgé, et qu’il avait peut-être même près de vingt ans. Petit, donc, mais svelte et bien bâti, des épaules rondes, pas trop de cou, un buste étroit, mais ses jambes et ses bras paraissaient solides, comme un mousse (je ne sais pourquoi j’ai pensé à un mousse alors que nous ne sommes pas une ville de bord de mer et que les seuls bateaux qui circulent sur le fleuve sont des barques de promeneurs et les services de la brigade fluviale qui surveillent l’estuaire). Il se tenait debout en face du vieux qui jouait, non pas les mains dans les poches et l’air désinvolte, mais avec une sorte de gêne mêlée de grâce, et en même temps du contentement, et il marquait la mesure du bout du pied. C’est l’expression de son visage qui m’a tout de suite dit qu’il était lui, Viram, celui dont tout le monde du dessous parlait, celui qui était venu pour changer nos vies, pour écarter l’enveloppe, pour craquer la croûte qui enfermait le petit rouleau de papier sur lequel est écrit le bonheur.

Son regard a rencontré le mien.

Par-dessus les épaules et les visages, d’un bout du wagon à l’autre. La musique un peu nasillarde du vieux remplissait l’habitacle, annulait le fracas des boggies, les grincements d’essieux, et même la voix automatique qui annonce les stations précédée de ce ridicule pépiement d’oiseau qui est la marque de fabrique de la compagnie de transports urbains, qui nous exaspère mais qui nous manque quand on est loin… Piew-piew, piew-piew, Candos station, descente à gauche, prenez garde à la marche… J’avais manqué mon arrêt pour écouter l’accordéoniste et regarder Viram. Un peu plus tard, l’enfant a remonté le wagon, une sébile à la main. J’ai cherché dans ma poche, je n’ai trouvé que quelques piécettes jaunes, même pas de quoi acheter un chewing-gum, j’ai voulu m’excuser, mais Viram est passé, avec son sourire très doux, il m’a frôlé et il a continué sans rien dire, et j’ai ressenti au moment où il passait, où il me frôlait, une onde de chaleur, mais en réalité autre chose, puisqu’il faisait très chaud dans le wagon, ce serait plutôt un souffle, quelque chose qui donnait la paix, qui dénouait les nerfs noués comme des cordes rouillées.

Il est passé, il est revenu jusqu’au musicien, les portes du wagon se sont ouvertes et Viram est descendu, il s’est perdu dans la nuit. Perdu dans la foule, parce que moi aussi je suis descendu sur le quai et j’ai cherché à l’apercevoir. La ligne circulaire est la plus chargée de la ville, je n’avais aucune chance de le retrouver, et pourtant, ce jour-là, et les jours qui ont suivi, j’ai circulé sur la même ligne dans l’espoir de revoir Viram et l’accordéoniste, j’ai traversé et retraversé le fleuve vingt fois, en vain. À la fin, j’ai été repéré par les gardes, j’ai compris qu’ils me prenaient pour ces gens qui passent leur vie sous la terre, un voleur à la tire, un obsédé sexuel, un maniaque dépressif en mal de suicide, et j’ai renoncé à la ligne circulaire.

À partir de ce jour, tout est devenu plus clair, évident. La face cachée des choses apparaissait. Étais-je le seul à le voir ? J’ai cessé d’aller à mon travail, sans donner d’explications. Avec An-Nee, ma petite amie, la situation s’est rapidement dégradée. L’amour avec elle devenait impossible. Je me souviens d’un après-midi chez elle (elle habite un petit studio au centre-ville, qui résonne des bruits de la rue). Malgré le froid de l’hiver, nous étions couverts de sueur sur les draps défaits. Il y avait cette odeur aigre, le fracas des tramways, et au plafond, par l’interstice des volets, se projetait l’image inversée de la circulation, des taches rouges et bleues qui coulaient d’un bord à l’autre, parfois les ombres des piétons pareilles à de minuscules insectes.

Je lui ai parlé de ma rencontre avec Viram, à mots couverts, parce que déjà je n’étais plus sûr d’elle — peut-être était-elle manipulée, elle aussi, par l’insidieux pouvoir des Chavantes, peut-être avait-elle été contactée par les Amazones, dans cette lutte pour le pouvoir qui conditionne la vie des Imparfaits ? — An-Nee s’est moquée de moi. An-Nee est une fille naturellement sarcastique. Elle est la dernière-née d’une fratrie de quatre frères et sœurs plus âgés, elle a appris à se défendre à coups de moqueries et de grincements.

« La scène que tu me rapportes ressemble étrangement à un coup de foudre ! » a-t-elle dit.

Je n’ai pas su quoi répondre. Elle a voulu effacer ma déception, elle m’a serré dans ses bras, et un bref instant, l’odeur de sa peau et de ses cheveux a écarté mon obsession. Mais le mot de foudre a résonné dans mon esprit par la suite. Il portait une vérité. Quelque chose de soudain et d’irrésistible, sans aucun fondement logique, et dans le chaos de nos vies une lumière était apparue, un signe éblouissant de liberté et d’amour. C’est à partir de ce jour-là qu’An-Nee s’est éloignée, que ma vie d’autrefois s’est écartée de moi pour devenir une autre rive.

L’hiver est passé dans cette incertitude. Je survivais maigrement sur mes économies, mais je voyais venir le temps où je perdrais tout, n’ayant plus réglé ni loyer ni factures, bientôt jeté à la rue. Maintenant, à mesure que j’avance vers l’été, les choses se précipitent. Peut-être est-ce dû aux orages électriques qui ont pris possession du ciel au-dessus de la ville — je les vois particulièrement au-dessus de la Maison blanche, épars, décharges silencieuses entre les nuages, et parfois un arbre flamboyant qui unit la terre au ciel, frappe le haut des immeubles, jaillit des grues et des mâts des chalands immobiles sur le fleuve.