Выбрать главу

Tout semble se hâter, pour une mise en scène de la fin — mais quelle fin ?

An-Nee refuse de me voir. Nous étions dehors, sur une terrasse qui surplombe le sud de la ville, nous regardions l’orage. Je ne sais comment il a été question de Viram. En réalité, depuis plusieurs jours, je refuse de parler de tout cela avec elle, je ne prononce plus le nom de celui qui doit venir. Je me retiens même d’y penser, par vertige peut-être. An-Nee a persiflé : « Ce garçon que tu as vu dans le métro, tu t’en souviens ? Avec le musicien dans le wagon, eh bien, je suis sûre qu’il est loué par le joueur d’accordéon. » Je n’ai pas compris, j’ai failli crier : « Loué, qu’est-ce que tu veux dire, loué ? » An-Nee fumait tranquillement. « Tu sais bien — loué, par sa famille, pour faire la manche, pour exciter la pitié des gogos. »

Curieusement ma colère est tombée d’un coup. J’ai ressenti une immense tristesse, je veux dire une immense fatigue. Je regardais cette ville, dont je connais chaque détour, chaque coin de rue, chaque coupole, parce que je n’ai jamais vécu ailleurs. Et en même temps, il me semblait que sa réalité m’échappait. Quelque part, dans ces rues, dans ces souterrains, l’enfant aux cheveux blancs était vivant, au milieu de nous, il nous visitait, avec son sourire un peu moqueur, son regard clair, il nous voyait, mais nous ne le voyions pas.

J’ai pensé à dire à An-Nee : oublions tout, viens, nous allons partir ensemble pour l’autre côté de la terre, nous nous prenons par la main et nous partons !

Je me souviens de cet instant final, avec An-Nee, la femme que j’ai aimée plus que personne au monde. Elle était déjà loin de moi, elle m’avait déjà quitté. Elle me regardait avec méfiance. Elle a dit simplement, mais sa voix était sourde à cause de l’émotion qu’elle maîtrisait : « Je crois — je pense que tu devrais aller voir un médecin. » An-Nee est interne des hôpitaux, elle doit avoir sur tout un regard médical. J’ai répondu brusquement : « Je sais ce que j’ai à faire. » Cela a été la fin de notre relation.

Est-ce cela qu’on attend de moi ? Que je devienne un Imparfait jusqu’au bout, jusqu’à la folie, jusqu’à la mort ? Rien n’est écrit, rien n’est stipulé pour nous. Nous naissons, nous vivons, nous mourons, et cela ne laisse pas de trace, pas l’ombre d’une cicatrice sur la peau du vivant. Peut-être que nous méritons ce qui nous arrive, puisque nous sommes lâches et que nous courbons la tête. Mais lui ? Viram n’est pas comme cela. Il est venu de loin, il a quitté sa famille et son monde, il s’est lancé sur les routes, pour nous libérer de notre peur, nous guérir de notre soumission, pour partager avec nous son savoir et sa liberté. Il a pris cette forme, celle d’un enfant sans âge, vêtu à notre mode de Mezclilla, de baskets, avec un T-shirt trop grand qui bâille aux épaules, sur lequel est écrit un nom bizarre, un nom magique, Abitibi, Abitbol, je ne sais plus, et il accompagne le joueur d’accordéon qui répète ses trotts et ses mazurkas, il passe dans le couloir central des wagons avec à la main un drôle de bonnet de scaphandrier, pour quelques piécettes, sans un mot, simplement souriant, et de son front et de ses lèvres jaillit une onde de joie telle que nous n’en avions jamais senti ni entendu parler avant lui.

Qui est qui ? Cette ville, jadis libre, est devenue le séjour des forces qui nous courbent, qui nous plaquent au sol, parce que plus personne ne leur résiste. Tout est complot, partout. Depuis les gens d’action qui vont et viennent en faisant semblant d’être affairés et qui sont seulement des figurants jouant leur rôle devant les antres obscurs des restaurants pareils à des ombres à l’entrée d’une caverne. Je l’avais dit à An-Nee mais elle ne voulait plus m’écouter. Pourquoi a-t-elle cédé ? Pourquoi m’a-t-elle trahi avec eux ? Il ne me reste plus qu’à interpeller des inconnus. L’autre jour, sur le bord du trottoir, à un arrêt de bus désaffecté. « Regarde », ai-je dit. Un homme d’une cinquantaine d’années, l’air désœuvré, déjà pris par la clochardisation. Peut-être un ivrogne. « Regarde ces gens, ils ont l’air très occupé, regarde-les bien, ils sont des leurres, ils sont là, ils courent, ils se dépêchent, mais ils ne vont nulle part, ils passent devant nous juste pour que nous nous sentions coupables. » L’homme a ricané d’un air entendu. Il m’a parlé de sa vie, d’un roman qu’il a décidé d’écrire pour changer la destinée. En réalité lui aussi a sombré dans le mensonge. Il perd sa vie sur un banc, ou assis à la terrasse d’un café à regarder passer le monde. Pour me plaire il en rajoute : « Oui, oui, d’ailleurs, ce sont toujours les mêmes, regarde ce banquier en bleu, ça fait la troisième fois qu’il passe, et cette femme avec son sac à dos, comme si elle partait en voyage ! » En réalité, il a envie que je l’invite à prendre un verre au café du coin. C’est pitoyable, mais je me sens si seul que j’accepte, pour pouvoir parler un instant.

« As-tu entendu parler des Amazones ? » Au lieu de me rassurer, sa question me tord le cœur. Il en est peut-être, lui aussi, sous son air de dérision.

Il a saisi l’occasion. Il n’y a rien qu’il aime mieux qu’affabuler. Il baisse la voix : « Oui, tu es au courant de ce mouvement des Amazones. » Il se jette avec impatience dans une description longue et embrouillée, ces femmes qui ont décidé de prendre le pouvoir, de ne plus avoir d’enfants, d’enlever les enfants des autres pour constituer leur armée et dominer les Imparfaits. C’est consternant. Une bouillie qui mêle le vrai et le faux, le sarcasme et la sincérité, une grandiose blague à l’échelle de nos vies, à la mesure de cette ville qui disparaît. Je crois reconnaître des bribes de ce que j’ai dû raconter à An-Nee, tout à coup je me recule, comme si cet inconnu avait été posté ici pour me piéger, m’extorquer des noms, des faits, des dates.

Peut-être qu’il est déjà trop tard. La folie s’est emparée d’An-Nee, elle est devenue par ma faute le maillon faible, inutile. Cet homme est son messager, sans le savoir. Une épave qui traîne sa vie de café en bistrot, de salle de conf en salle de ciné, il est devenu dans ce projet le clochard à teint mâché, vêtu de son éternel pull à côtes gris, imprégné de l’odeur de mégot froid, ce hâbleur qui pratique la philo en crédit-rentier, miroir de nos incapacités. Alors que je m’enfuis, j’entends sa voix aigre qui crie dans mon dos : « Surveille les indices ! Surveille les indices ! »

Jusqu’aux vieux dans les couloirs souterrains, assis sur leurs tabourets de bois. Autrefois, je sentais pour eux de la compassion. Je m’arrêtais pour donner une pièce, ou bien pour échanger quelques mots. Il me semble maintenant qu’ils ne sont pas là par hasard, ils font partie d’un plan général, ils vous enveloppent dans leur malaise, ils sont feints. Ceux qui poussent des landaus dans lesquels nagent des chiffons et des cartons, ceux qui sont prosternés le front contre terre, la paume des mains tournée vers le ciel comme si la manne divine allait pleuvoir ! Et cette vieille au dos cassé en équerre, qui avance, ou plutôt qui rampe le long des quais, agrippée à un fauteuil à roulettes, non pas un siège d’infirme, mais un vrai fauteuil de bureau en moleskine noire, avec des accoudoirs larges comme des bras et un dosseret luisant, elle rame contre le courant des passants, marche en crabe à cause des roulettes folles qui de plus couinent d’un bruit de souris. Comment ressentir encore de la pitié ? Et aussitôt me revient le commentaire d’An-Nee à propos de Viram, un garçon loué par sa famille à ce musicien ambulant, pour faire la manche dans les wagons de la ligne circulaire. Je ressens le même vertige, la nausée, puisque tout est double et résonne deux fois, ce sont des coups qui frappent sur les profilés des constructions, deux fois réels, une fois sur la surface, et une deuxième fois, au fond, au plus profond.