« Viens ! Nous devons nous envoler ! »
La première fois que je suis sorti avec An-Nee, nous avions couru dans les ruelles, descendu les volées d’escaliers, passé sous les ponts des autoroutes, jusqu’au fleuve. Nous étions des enfants. C’était avant le complot, avant que cette ville ne soit envahie par l’ombre. Avant les disparitions d’enfants et de vieillards, avant les crimes et les rafles.
An-Nee détache sa main de la mienne.
« Je ne peux plus, nous ne devons plus nous voir. »
Je ressens la douleur de cette déchirure. Ça n’est pas imaginaire, c’est une blessure saignante. Je ne savais pas qu’on pouvait avoir aussi mal d’être trahi.
An-Nee s’éloigne rapidement, sans se retourner. J’entends ses enjambées, les talons qui frappent le trottoir. Une-deux. Je ne peux plus bouger de mon banc. Je suis pareil à ces vieux cloués à leur morceau de ciment, dans les sous-sols, le front par terre et les paumes tournées vers le ciel.
On dirait que la vieille m’a attendu. Ai-je pensé trouver Viram chez elle ? Mais je suis à bout de forces, j’ai seulement besoin d’un peu de réconfort. C’est la fin du jour, au-dehors la chaleur et l’humidité sont à leur comble. En descendant l’escalier crasseux qui mène à cet antre, je ressens la fraîcheur bienfaisante de la vie sous terre. La vieille a allumé l’unique barre de néon au fond de la salle. Je viens ici pour la première fois, et pourtant l’endroit me semble familier, comme si je retrouvais un lieu de mon enfance, un lieu plein de délices et de mystères où se mêlent les odeurs de la suie, de la sciure de bois, des légumes cuits, des fruits trop mûrs. Une odeur de vin.
Que viens-tu faire ici ? Est-ce qu’elle m’a dit ces mots, ou bien je les ai rêvés ?
Peut-être, plutôt : Qu’est-ce que tu veux manger ?
Je ne sais pourquoi je suis venu chez Maman. Il n’y a plus personne, alors, plus d’autre endroit. C’est ici que Viram est venu, pour échapper aux sbires qui voudraient l’arrêter, le déporter. Quand les amis, les amours ne sont plus rien, et vous êtes à la poursuite d’une chimère, d’un enfant sorti de l’histoire pour changer la vie, pour rendre les mots à ceux qui n’en ont plus.
Je parle avec la vieille. Je ne suis pas venu pour manger, d’ailleurs, depuis des jours j’ai un goût de sang dans la bouche. Mais la vieille me sert sa fameuse soupe blanche, de la moelle et des pâtes épaisses, chaudes, gluantes, que j’avale voracement en faisant du bruit. La vieille me regarde manger en fumant sa cigarette. Ses yeux sont plissés en deux fentes étroites, ses lèvres peintes en rouge s’arrondissent pour lâcher un cercle de fumée qui s’étale, sa tignasse rouge brille à la lumière du néon en halo au-dessus de son visage très noir. Elle est laide, presque repoussante, mais bienveillante. Elle, la fille d’un soldat de la dernière guerre américaine, qui a grandi dans les bars, et qui a eu au mitan de sa vie un enfant de père aussi inconnu que son propre père. Il me semble qu’elle est ma seule parente, ma seule amie. Elle est ma mère, que je reconnais enfin.
À moitié ivre, sans doute. Elle guérit ma tristesse avec sa soupe qui emporte la bouche, qui brûle ma gorge et mon estomac comme un brouet de sorcière. Elle se met à me parler de son fils, son seul garçon nommé Michaël, qu’elle a élevé en petit prince et qui est fiancé à une fille de la haute, une fille parfaite, une princesse rose à qui il raconte que sa mère est morte depuis longtemps. Michaël ne vient jamais voir la vieille, il se contente de téléphoner pour les chèques qu’elle envoie chaque mois, pour payer sa chambre en ville et ses études. Qu’il aille au diable, lui et sa princesse parfaite !
La vieille parle de Viram avec précaution comme si Jésus lui-même lui avait rendu visite dans son boui-boui. Il est entré, il s’est assis là où je suis, il a mangé la soupe blanche, il a bu son soda, et puis il est reparti. Elle en parle doucement puis elle ricane. Qu’est-ce qu’il croit, qu’il est par hasard l’envoyé du ciel, venu prendre la mesure de ma vie, et m’annoncer ma mort prochaine ? Elle ne sait même pas son nom, et quand je le lui dis, elle se balance un peu sur ses coussins, la cigarette au bec, elle répète d’une voix hébétée : « Viram… Viram. »
L’instant d’après, elle prend dans son sac une petite photo encadrée, en couleurs, qui montre un jeune homme aux cheveux noirs très lisses, aux yeux langoureux en amande, l’air un peu bellâtre, c’est lui, c’est mon Michaël, il est si grand, deux mètres, est-ce qu’il n’est pas beau ? Est-ce qu’il n’est pas mon dieu ?
Chacun dans sa cage, prisonnier de soi-même.
Et j’imagine Viram marchant toujours dans cette ville, rencontrant d’autres humains. Marchant dans les rues mouillées par la pluie d’août, marchant dans le crépuscule, passant devant toutes ces fenêtres, son reflet glissant sur les ruisseaux. J’imagine les endroits où il va dormir, à l’abri d’une entrée d’immeuble, sur des cartons, ou dans un trou de tunnel, une bouche qui sent l’urine et la mort. Je vois les milices qui le cherchent, les brigades vêtues de blanc, j’imagine les assassins et les violeurs d’enfants, les marchands d’esclaves, les loueurs de misère avec leurs petits accordéons pour ravir les innocents.
Je dis à la vieille : un crime va être commis ce soir, il faut l’empêcher. Elle me regarde sans comprendre, et je répète, presque avec méchanceté : le sang va couler, il va y avoir une terrible hémorragie. Alors elle compose un numéro sur son téléphone. Ils vont venir vous aider, n’ayez pas peur, ils seront ici dans quelques minutes. Elle a rangé la photo de Michaël, elle s’est calée dans le sofa, une jambe repliée sous sa cuisse. Elle allume une cigarette et plisse ses yeux à cause de la fumée, elle a l’air vraiment de la prostituée qu’elle a toujours été. Je pourrais partir maintenant. Je pourrais m’enfuir à toutes jambes, m’envoler dans les rues de cette ville infinie, si grande qu’on ne me retrouverait jamais. Mais je reste immobile à attendre, pour connaître la fin de cette histoire, pour suivre les pas de Viram jusqu’au bout, jusqu’à la Maison blanche.
Ici règne une sorte de paix.
C’est un lieu hors du monde, perché en haut des collines, pas très loin du fleuve, peut-être la mer, en tout cas une étendue liquide qui brille le soir entre les grilles. Un grand jardin entoure le bâtiment, un parc aux allées rectilignes comme dans un cimetière, couvertes de gravillons, des terrasses de mignonnette, et des arbres, des arbres très hauts et très droits, dans le genre des ifs, des cyprès.