Viram. Comment cela s’écrit-il ? Quel genre de nom est-ce ? Est-ce votre vrai nom, ou l’avez-vous inventé ?
Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?
Les Amazones, les Chavantes. Qu’est-ce que signifient ces noms ? Les avez-vous inventés ?
Pourquoi dites-vous que vous êtes un Imparfait ?
Vous parlez d’une vieille femme, vous dites Maman. Savez-vous qui est votre mère, si elle vit toujours ?
Savez-vous quel jour nous sommes ? Quelle année ? Qui est le Président ?
Savez-vous où vous êtes en ce moment ?
Viram est parti. Son lit, à l’autre bout de la chambrée, est vide. La fenêtre grillée dessine un rectangle sur le sommier recouvert d’un drap blanc, comme pour un mort. Mais Viram n’est pas mort. De cela je suis sûr.
Il y a quelque temps, il a reçu des visites. Des étrangers vêtus de noir, une femme âgée, sa mère peut-être, voilée de noir à la mode des femmes des champs. Des hommes rudes, la peau basanée, habillés de complets-veston sombres. Certains portaient un chapeau. Des enfants étaient là aussi, je me souviens d’une fillette qui restait dans le couloir, à sauter sur place à la corde imaginaire. Ils ne parlaient pas beaucoup. Ils prononçaient des mots dans cette langue étrange, glissante, des mots renversés. Plusieurs fois j’ai voulu écouter. J’ai voulu écrire ces mots sur un cahier, il me semblait que ça devait être d’une très grande importance. Mais les mots m’échappaient. C’était un langage de rêve je crois.
Viram n’était plus attaché. Il portait encore aux poignets des bandelettes de gaze. Le sang avait continué à sourdre de ses blessures et avait fait deux taches brunes, là où le verre aiguisé avait mordu ses veines. Il ne regardait plus vers la fenêtre grillée. Il avait changé. Il m’a regardé comme s’il ne me reconnaissait pas.
Nous sommes tous ligotés par les médications. Des cordelettes invisibles entravent nos membres, nos corps, même nos cheveux, comme les liens de Gulliver. Nous ne savons plus marcher. Pour aller aux toilettes, au bout du couloir, nous titubons, agrippés aux murs. Certains appellent, pour qu’un infirmier approche un fauteuil. D’autres tombent, et rampent sur le sol.
Viram ne demandait rien. J’imagine qu’au début on lui passait l’urinal, ou peut-être qu’on lui mettait des couches, comme aux vieillards. Le médecin venait trois fois par semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi, accompagné d’une brochette d’étudiantes, il pérorait : « Vous devez mourir pour apprendre à renaître ! » Je le haïssais de toutes mes forces. Le bâtard sans-cœur parlait à ceux qui avaient voulu mourir comme l’enfant aux cheveux gris. J’aimais bien une jeune femme blonde, une poupée rose et ronde qui avait avalé des dizaines de pilules bleues parce que son ami l’avait quittée. Je lui disais : « Ne prenez pas ces médicaments, ils veulent vous empoisonner. » Je l’aidais à les cacher dans les plis de son sommier. Elle serrait ma main : « Vous êtes gentil, vous allez me guérir, n’est-ce pas ? »
Un soir, un grand bonhomme brutal est sorti de son lit. Il tenait dans ses mains une ceinture de toile qu’il avait volée au tablier d’un infirmier. Il avançait lentement entre les lits, il tendait brusquement la ceinture en faisant un bruit de vertèbres qui se brisent. Comme il approchait de Viram, j’ai pensé qu’il allait l’étrangler, j’ai crié : « Allez-vous-en ! Foutez-lui la paix ! » Il s’est arrêté, à la lueur de la fenêtre il paraissait aussi massif qu’un ours. Les hommes blancs sont arrivés, ils l’ont emmené. Je crois qu’ils l’ont frappé aux jambes avec leurs tuyaux de caoutchouc. Cela se passait ainsi, dans la Maison blanche. Le crime rôdait, il fallait se défendre pour vivre.
Maintenant qu’il n’est plus là, que va-t-il advenir de nous, de cette cité ? Ce mot qu’il cherchait, qu’il avait ouvert comme une coquille, comme un fortune cookie qu’on craque pour lire le message qui s’adresse à tous et à personne, ce mot bonheur doit-il s’éteindre à jamais, et l’ombre revenir dans les rues, gagner les soupiraux, entrer au fond des cœurs, et ce serait à nouveau l’ère des indifférents, des imparfaits, une mer sans fin, une rumeur inutile ?
« Où est-il, est-ce que vous savez où il est parti ? »
Devant moi les gens sont muets. Ils haussent les épaules. Ils pensent que je suis fou, irrémédiablement. Un appariteur (un de ceux vêtus de blouse grise, un ancien détenu je crois, qui est passé de l’autre côté pour expier ses crimes) allume sa cigarette, penché à la fenêtre de la cuisine — le seul endroit où on peut fumer ici, parce que le grillage est tombé —, il dit du coin de la bouche, en confidence : « C’était toute la smala, ils sont repartis ensemble, le gosse n’était pas guéri mais ils l’ont laissé partir avec ces gens, peut-être qu’il n’y avait plus rien à faire pour lui ici, ils vont s’occuper de lui, là-haut, dans leurs foutues montagnes. » J’ai tressailli à ces mots : s’occuper de lui. Peut-être que le convict a fait le geste, du tranchant de la main, et j’ai regardé ailleurs, pour ne pas voir, ne pas comprendre. Tout est dangereux. Comprendre c’est rester ici, c’est mourir.
Les interrogatoires continuent, jour après jour, semaine après semaine. L’été a laissé la place à l’automne, un bel automne qui fait flamber les arbres. Déjà le vent froid cinglant souffle des poussières de ciment sur la ville, au loin le fleuve disparaît dans un brouillard phosphorescent, les autoroutes ont la couleur du plomb figé.
An-Nee est venue. Elle m’a parlé, je l’ai regardée sans bouger. J’ai parlé du bonheur, de Viram qui le cherchait, qui voulait le donner. An-Nee m’a offert un crayon à bille, une réclame pour un restaurant chinois, pour une agence de voyages. Par un œilleton, je peux lire une histoire, c’est An-Nee qui la commente : « Un chat sur une chaise, Monsieur lapin veut le faire tomber pour prendre sa place. Il pousse la chaise, mais le chat s’accroche bien. Et derrière eux, un singe sur sa bicyclette, il passe et il regarde la scène, ça l’amuse beaucoup, et sa bicyclette grince, un vilain bruit de ricanement. »
Je lorgne la scène, je ne comprends pas. An-Nee dit : « C’est ça le bonheur, c’est être assez malin pour prendre la place des autres. On n’a pas besoin des gens parfaits, c’est très ennuyeux. »
Elle dit qu’elle vient depuis quelque temps, elle se cache derrière les bosquets, quand je fais ma promenade quotidienne dans les allées du parc. Il paraît que je marche à petits pas, penché en avant. Je suis pareil au chat qui ne veut pas tomber de sa chaise.
An-Nee parle avec les directeurs, avec les médecins. C’est elle qui a obtenu qu’on remplace les piqûres de diazépam par des cachets. Elle s’est bien doutée que je ne les prendrais pas, que je les cacherais sous l’alèse, que je les jetterais dans les W.-C. Je lui dis que j’ai persuadé quelques malades de ne plus prendre leurs cachets, et ça la fait sourire. C’est grâce à elle que je peux marcher, que je peux parler.
Maintenant, dans les interrogatoires, je nie tout : les Amazones, les Chavantes. Je fais même rire les étudiantes quand je parle du « bang-bang », du « chlak ! » en faisant le geste du tranchant de la main. Comment ? Quel mot d’ordre pour la castration finale ? Clic-clac ? Non, non, bang-bang, quand on claque la porte et que le pêne rebondit dans la gâche, le bruit des battements de cœur.
Mais je ne veux pas parler de l’histoire du chat, du lapin et du singe sur sa bicyclette. Si j’en fais trop, si j’invente trop de détails, ils ne me lâcheront jamais, je serai leur inépuisable cobaye, leur informateur à vie, pour leurs thèses et leurs mémoires, pour leurs rapports en haut lieu. Un jour, je termine l’entretien : Mesdames, Messieurs, leur dis-je. Plus rien à dire. Vous savez tout.