Ave Maria, ave Maria ! Et c’était cette chanson que je chantais. Et les ouvriers ont dit à la femme : « Vas-y, emmène-le, c’est ton mari ! » Et moi je lui disais : « Ce n’est pas vrai, je ne suis pas ton mari ! » Mais elle m’a emmené quand même dans une pièce à l’étage du Karaoké, où c’est plein de coussins rouges par terre, et la femme a commencé à m’enlever mon pantalon, et ensuite elle s’est déshabillée aussi, mais seulement le bas, et elle s’est collée contre moi et c’est comme ça que je l’ai fait avec elle, c’était la première fois, mais je savais déjà comment ça se passe parce que, au restaurant j’avais regardé des films porno à la télé, et j’avais déjà vu un homme coucher avec une femme, et même une fois plusieurs hommes avec plusieurs femmes. Et après, j’ai remis mon pantalon et j’ai dit à la femme : « Merci, Madame. » Mais elle n’avait pas l’air content, elle s’est mise à chialer : « Quoi ? C’est tout ce que j’ai moi, merci, Madame ? » Et elle commençait à m’insulter, et moi je sentais que j’allais crier et me mettre en colère et lui donner des coups, mais les ouvriers sont arrivés, ils lui ont donné de l’argent, des billets, mais je ne pourrais pas dire combien car je n’ai pas pu les compter, et là on est partis ensemble, et cette nuit-là j’ai dormi dans la cabane du chantier parce que j’étais trop ivre pour rentrer et Maman n’aime pas que j’aille boire avec les ouvriers, elle a peur que je me batte et qu’ensuite on m’emmène à la police comme quand on est arrivés ici dans la vallée. Ensuite je suis retourné souvent voir les femmes au bordel. Plusieurs fois j’ai couché avec celle que j’avais rencontrée la première fois, elle s’appelle Jenny, mais il y a aussi Mira, et Ava, et une plus jeune qui s’appelle Louisa, mais elle, ce n’est pas une pute, elle est grande et très belle, elle est africaine je crois, elle est seulement là pour danser au Karaoké, pour danser et boire avec les hommes, et je lui ai parlé plusieurs fois, je lui ai offert une cigarette et je me suis assis à côté d’elle et elle ne m’a pas chassé, au contraire elle me parlait doucement et je ne comprenais pas bien ce qu’elle disait parce qu’elle parle étranger et parce que je regardais ses yeux et sa bouche, et aussi son corps et ses jambes très longues. Elle habite à côté du Karaoké, elle vit avec le propriétaire du bar, comme si c’était sa femme mais je crois qu’elle n’est pas sa femme. Elle m’a demandé ce que je faisais dans la vie, mais je n’ai pas parlé du restaurant et des poulets, j’avais peur que ça la fasse rire, alors j’ai dit que j’étais masseur et ça a eu l’air de lui plaire, elle m’a dit : « Un jour je te paierai pour que tu me fasses un vrai bon massage. » Et moi je lui ai répondu que si ça lui faisait plaisir, je le ferais sans la faire payer, parce que je massais Maman et mes tantes sans les faire payer, et ça aussi ça a eu l’air de lui plaire, elle m’a fait un sourire. En été il y a beaucoup de travail au restaurant, et je ne peux pas beaucoup sortir, mais en hiver je retournerai au Karaoké pour voir Louisa et pour lui faire le massage que j’ai promis. Mais je ne veux plus voir trop les putes parce que quand je les vois je dois boire beaucoup de bières et après cela je me mets en colère et j’ai peur qu’on me mette en prison, Maman m’a dit qu’en prison on battait les gens, tous les jours les policiers viennent dans la cellule, ils choisissent quelqu’un et ils le tapent à coups de poing et à coups de pied, et aussi à coups de bâton. Maintenant que l’été est venu, quand j’ai un moment, j’emmène Elaine à la rivière. Nous nous déchaussons et nous marchons sur les galets pour voir les poissons qui nagent, quelquefois ils viennent mordiller les pieds par-derrière et Elaine se met à rire et elle dit : « Ça chatouille ! » Elaine aime bien les chatouilles je crois, alors nous nous asseyons sur le sable, dans un coin de la rivière, où il n’y a personne, et je lui fais des chatouilles, pour l’entendre rire. Elle est en short et en T-shirt, et je la chatouille partout, dans le cou, sous les bras, sous les pieds, et elle rit et elle dit : « Arrête, Yo ! Arrête ! » Mais moi je continue jusqu’à ce qu’elle ait le hoquet. Elaine, c’est mon amie. Et j’aime bien la chatouiller parce que je touche sa peau très douce, sur les bras, sur le cou, et aussi quand son T-shirt s’écarte je vois ses seins, pas comme les seins des femmes mais très petits et très doux, et elle me dit : « Arrête de me regarder, t’as pas le droit, je vais le dire ! » Alors j’arrête de la chatouiller et je lui demande pardon, je lui dis : « Ne le dis pas à Maman, ni à Mme Helie. » Si elle leur dit, je ne pourrai plus aller me promener avec Elaine. Elaine promet qu’elle ne le dira pas, elle dit aussi : « Tu ne dois pas dire Mme Helie, c’est ma maman. » Après nous revenons, je tiens Elaine par la main, et nous marchons encore dans la rivière froide, jusqu’au restaurant, et c’est l’heure de partir pour elle, elle s’en va avec Mme Helie, et moi je vais dans le conteneur avec Sans-nom. J’aime bien l’été, il fait chaud, le ciel est toujours bleu avec de petits nuages blancs qui courent au-dessus de la vallée. Il y a beaucoup de travail au restaurant, quand j’ai fini de tuer les poulets, Mme Helie arrive avec Elaine, et comme je n’ai plus rien à faire, je vais avec Elaine à la rivière et nous allons très loin, jusque-là où il n’y a personne parce que c’est loin de la route. Nous marchons aussi dans la forêt, et sous les arbres il fait sombre et Elaine a un peu peur alors elle me serre la main très fort. Elle dit : « Est-ce qu’il y a des bêtes sauvages ? » Je lui dis : « Des serpents ? » Elle dit : « Oui, des serpents, ou des lynx, ou des renards. » Je lui dis : « C’est sûr qu’il y en a mais avec moi tu n’as pas peur. » Elle dit : « Tu me protégeras bien ? » Je lui dis : « Je suis comme ton frère. » Elle dit : « Comme mon papa. » Elle dit : « Je n’ai pas de papa, il est parti, c’est pour ça que maman doit travailler. » Je lui dis : « Moi, je n’ai pas de papa non plus. L’homme qui est avec Maman, c’est un type qui vit là c’est tout. » On s’assoit sur des pierres dans la forêt, et on ne dit plus rien, parce que c’est silencieux et très beau dans la forêt, il ne faut pas trop parler. Quelquefois, elle se repose, elle se couche par terre et elle s’endort sur mes genoux, et moi je caresse ses cheveux, elle a des cheveux très fins, d’une jolie couleur brune avec des reflets rouges, dans ses yeux aussi je vois la couleur du feu. Mais je touche ses cheveux du bout des doigts, pour ne pas la réveiller, parce que je sais qu’elle n’aime pas que je la touche. Et je sens son odeur pendant qu’elle dort, c’est une odeur de feuilles et de fleurs, c’est très doux et ça me fait frissonner. J’approche mon nez de son cou et je respire doucement pour ne pas la réveiller. C’est l’été, je crois que je n’ai jamais eu un été aussi heureux que cet été. J’oublie tout dans la forêt, j’oublie le type de ma mère et son regard qui fait mal, j’oublie les cris des ouvriers du chantier, et les putes dans le bordel, et l’alcool qui me fait trembler de colère, quand j’ai envie de frapper, et même j’oublie les ombres qui se lèvent derrière les hommes et les femmes au restaurant, quand ils ont fini de manger. Quand je suis devant la rivière, en bas, en face du restaurant, Elaine part devant et elle court à travers la route, et j’ai peur qu’un camion du chantier la renverse. Je voudrais que l’été ne finisse pas, que je puisse aller tous les jours, tous les jours, dans l’après-midi avec Elaine le long de la rivière, à chercher les écrevisses entre les pierres, ou bien marcher dans la grande forêt et dans la montagne, si loin qu’on n’entend plus rien, ni la route, ni le moteur de la concasseuse qui fabrique le gravier, ni les klaxons des voitures. Et un matin, je me suis réveillé à l’aube, mon cœur battait très vite, je suis sorti du conteneur et j’ai crié à Maman : « La rivière déborde ! La rivière déborde ! » Le type est sorti de la maison, il a regardé, il a dit : « Ton fils est devenu fou ! Il dit que la rivière déborde ! » Et moi je continuais à crier, je suis allé au bout du terrain, là où on aperçoit la rivière de l’autre côté de la route et j’ai continué à crier : « La rivière déborde ! » Mais Maman est venue, elle m’a serré dans ses bras, elle m’a dit : « Calme-toi, Yo, ce n’est rien, la rivière est dans son lit. » Quand j’ai vu que personne ne me croyait, j’ai pleuré de honte, et aussi parce que je savais ce que j’avais vu dans mon sommeil, l’eau qui avançait sur la terre et j’avais peur que l’eau emporte la route et qu’Elaine se noie. Et l’homme riait de moi, il se moquait : « Ton fils dit n’importe quoi ! » Mais ce n’était pas vrai, je l’avais vu dans la nuit. Et vers trois heures de l’après-midi, la rivière est sortie de son lit et il paraît qu’elle a noyé le chantier et qu’elle a emporté des affaires et des papiers. Et la femme de charge n’a pas pu venir ce jour-là, ni Elaine non plus, parce que la rivière avait coupé la route, et l’eau est restée débordée pendant deux jours, et nous devions marcher pieds nus pour traverser le courant et aller jusqu’à la ville. Maman ne voulait pas qu’on parle de ça, mais l’homme en a parlé à la ville, et après les gens venaient et demandaient à Maman : « C’est vrai que ton fils a vu la rivière dans son rêve, et qu’ensuite elle a débordé ? » Maman disait que c’était juste un rêve, mais les gens ont pensé que je pouvais voir l’avenir, et après cela ils sont venus au restaurant et ils me posaient des questions, mais moi je ne pouvais pas répondre, même quand je voyais l’ombre au-dessus d’eux, parce que Maman n’aimait pas cela, elle disait que les gens allaient penser que c’était le diable qui m’avait envoyé ce rêve. Mais à Elaine j’ai tout raconté, et elle écoutait sans m’interrompre, parce qu’elle me croyait. Elle a même dit : « Tu sais plus de choses que les grands. » Elle voulait dire que j’étais comme elle, que je n’étais pas vraiment grand, et ça m’a fait plaisir, parce que j’étais vraiment son ami et son grand frère. L’été est passé vite, à travailler le matin et l’après-midi à aller dans la rivière avec Elaine, et moi j’aurais voulu que ça ne finisse jamais. Un jour, un peu avant la rentrée des classes, Elaine me dit : « Maintenant j’ai douze ans. » Je lui ai dit : « Eh ben moi, j’ai quinze ans. » Elaine a rigolé, elle a dit : « Tu ne sais pas quel âge tu as, tu n’as pas quinze ans, tu es vieux, tu as au moins trente ans. » J’ai dit : « Non non, j’ai quinze ans, je te jure. » Je pensais qu’elle voulait un cadeau, et je n’avais rien à lui donner alors je lui ai dit : « Ben, tu peux prendre Sans-nom, c’est mon cadeau d’anniversaire. » Elle m’a embrassé, c’était la première fois, j’ai senti sur la joue ses lèvres qui passaient tout doucement, ça m’a fait un effet bizarre, comme si je tombais. Elle a dit : « Non, je ne veux pas de ton chat, il est à toi, et puis il chasse les souris, n’est-ce pas ? » Elle m’a pris la main et elle m’a regardé dans les yeux, elle a dit : « Je vais venir moins souvent, mais tu penseras à moi, n’est-ce pas ? » Puis ma cousine Parfum est venue nous rendre visite, elle était toujours très belle, elle avait une belle robe blanche et ses cheveux noirs bien peignés, et ses jolies jambes, et quand je l’ai serrée dans mes bras, elle m’a dit : « Je ne veux pas que tu embêtes Elaine. » Je lui ai dit : « Mais ce n’est pas vrai, je n’embête pas Elaine. » Mais elle n’avait pas l’air de rire, elle a dit encore : « Je ne veux pas, tu entends ? Tu ne dois plus l’embêter, elle est petite, tu comprends ? » Je voulais aller chercher Elaine pour qu’elle dise que non, je ne l’embêtais pas, on se chatouillait, c’est tout. Mais elle n’a pas voulu venir, elle est restée avec Maman et avec M