Le désir d’être. C’est ce que je suis. La créature flotte encore invisible. La créature parcourt les possibles. Ici, ou là. Non pas des endroits, mais des moments. Non pas des heures, des années, mais des formes.
Les ventres. À Tripoli. Un après-midi d’août, sur la route ancienne qui monte à travers la ville. C’est 1992, je crois bien. L’année ne compte pas. Il pleut, le ciel est sombre, les boutiques sont ouvertes. La jeune femme est enveloppée dans un manteau vert, elle marche derrière son homme. Ils n’ont pas de parapluie. L’eau ruisselle sur leur visage. Ils sont très jeunes tous les deux, vingt ans au plus. Elle attend son premier enfant. Encore quelques mois, déjà son ventre est arrondi. La rondeur de son ventre contraste avec la sveltesse de son corps. Son visage est régulier, calme, un peu allongé, les sourcils contractés par l’effort, mais parfaitement dessinés, le nez fin, les pommettes rouges et hautes, la couleur de sa peau, l’incarnat sous le hâle. Ses cheveux noirs sont divisés sur le front, une trace de henné, un chignon fait à la hâte, des mèches s’échappent, accrochent les gouttes, se collent sur son cou. Pieds nus dans des tongs. La meilleure façon de se chausser quand il pleut.
L’homme est très jeune, il semble même plus jeune qu’elle, peut-être est-ce la gravité sur le visage tendu de sa femme, la tache sombre autour des yeux. L’homme marche un peu devant elle, sur sa gauche, non pas comme s’il la précédait, mais comme si elle le poussait en avant sur la route en pente. C’est une pluie froide et lourde dans l’air chaud de la ville, une pluie qui fait descendre l’odeur de la terre et l’odeur de la forêt. Les camions, les bus ahanent sur la chaussée défoncée, jettent des gerbes sur les passants, l’homme s’écarte lorsqu’ils passent, mais la jeune femme n’y prête pas garde, le bas de sa robe est trempé comme si elle sortait d’un fleuve. L’eau brille sur ses pieds nus, sur ses ongles peints. L’échappement des camions fait une fumée bleue qui traîne au milieu de la route, hachée par la pluie, une fumée qui fait tousser, et la jeune femme rabat un pan de son foulard sur sa bouche. Le nuage noir assis sur la montagne semble boire la fumée. La vie naît de l’orage, mais ici cela semble plutôt une menace de mort. La jeune femme au ventre gonflé est forte. Devant elle les passants s’écartent, et son mari se retourne à demi, la regarde, l’air de s’excuser. Il attend un quart de seconde mais elle le pousse en avant, sans même le toucher, juste avec son regard noir entouré de khôl, son ballot enveloppé dans son manteau roule un peu contre son flanc, et elle le renvoie en arrière d’un geste impatient. L’homme n’a pas de bagages, juste un sac en plastique noir dans lequel il y a quelques fruits, un peu de pain.
Un bruit d’ailes. Un flottement. Un frôlement. La terre voit sans yeux, la mer coule sans amertume, juste un mouvement de balancier, doux et puissant. L’embrassement, la douceur, immense, proche de la souffrance. Une voix peut-être. Je l’entends de tout mon être. Non pas des mots, ni des phrases, ni des sons : une voix. Le chant immédiat, l’air qui passe dans une gorge et vibre dans les cordes, dans les herbes, résonne dans une poche d’air, un crâne, une grotte, résonne dans un ventre. C’est la voix qui appartient à la vie, ou la vie qui invente la voix. Est-ce que j’existe dans le silence ?
Un vol d’ailes légères, un frottis d’élytres, une caresse sur les nappes de l’air. Déjà les syllabes d’un nom, peut-être, une entrée dans la destinée : Bala, Aliyah, Élijah, Elie. La lettre « l », la plus suave, mouillée, humide d’une respiration, avalée, déglutie. Le son « a » qui perdure, qui s’installe, s’impose, le son égoïste, affirmé, un trou dans le ciel noir. Une étoile qui palpite. Stella Maris. Nejma. Aster. Ou bien le son « ô », pyôl, pylône, polis. Sous la lumière familière des étoiles, dans la nuit. Je voudrais naître dans la nuit. L’être boit à la source de la nuit. Boit la douceur de l’ombre, le lait des étoiles. Alors ce bruit d’ailes, ce froissement, c’est celui des papillons de nuit, un bruit strident, fou, un tourbillon impalpable autour du phare, un tourbillon de mort lorsque les insectes se précipitent dans la flamme. Qui me rendra mon nom ? Depuis si longtemps, ces années que je n’ai pas vécues. Ces années perdues, lorsque ma vie brève s’est éteinte dans un terrible embrasement qui a envahi mon crâne et mon corps, qui a détruit mon cerveau. « J’ai à vous faire part de la douleur de la mort de notre Aliyah, tuée par les soldats de l’occupation. » Celui qui n’a pas assez vécu n’a pas eu droit à la vie tout entière. Il en a été amputé, rejeté dans le vide, rendu aveugle et sourd et insensible, redevenu errant dans la nuit, sans étoiles. Comme cet enfant, grand à peine comme une crevette, sans mains et sans yeux, à peine sorti de son œuf, si petit, si fragile, qui recule lorsque la pince à clampser de l’avorteuse se rapproche de lui. Est-ce de moi que je parle ? Le ciel est plein de ces esprits errants, de ces enfants sans mère.
Je veux parler des couples. C’est l’unique objet du monde, le seul souci. La vie les choisit, mais ils n’en savent rien encore. Ils sont des enfants, ils n’ont pas vécu la vie des adultes, ou si peu. Ils n’ont pas ouvert les yeux sur l’extérieur. Ils ne s’appartiennent pas.
Dans une grande ville d’aujourd’hui, tout est violence. Les routes, les voies rapides, les esplanades, les terrains vagues, les pentes et les ponts, les voies ferrées et les quais, les tunnels, les immeubles, les sémaphores, les feux clignotants, les stades, les églises, les écoles. Même les vieux cimetières derrière leurs murailles rouillées. Où est la douceur ? Sous cette croûte de macadam, dans cette poussière, dans ce chardon qui s’accroche au faîtage d’un temple, dans ces arbres en pot où sont plantés des bouts de cigarettes, dans ces égouts, dans ces escadrilles d’oiseaux malades, amputés, scrofuleux ?
Un couple. Pareil à des animaux dans leur grâce adolescente. Le garçon est sombre, vêtu comme un truand, jeans délavé, blouson à capuche bleu marine, baskets boueuses. Elle est de son âge sans doute, mais semble plus mûre. Elle marche moins vite, elle a plus de corpulence, sans être vraiment grosse, mais elle est nu-tête et regarde avec assurance, elle ne s’est pas retournée quand ils ont commencé à traverser l’avenue en diagonale, non loin de l’aéroport international. Il y a des voitures, des camions, des autobus. Il fait vraiment très chaud ce jour, c’est août, le 21, ou le 22. Au plus chaud de cette ville, sur ce morceau de désert. Le soleil allume les angles. Le couple traverse en j-walk, où va-t-il ? De l’autre côté du boulevard, vide et un peu atroce, une bâtisse carrée préfabriquée qui porte un nom en larges lettres rouges, un numéro peut-être. Il y a une porte, non pas une porte monumentale en pierre, mais juste une barrière, quelques poteaux en fer, des chicanes, du fil rasoir… Rien ne prête à la poésie du frottement d’ailes, aucune brise dans des fleurs, aucun ressac de mer. Pas de voix qui fait naître son « aum » au centre du corps, au centre de leur corps double. Ils se tiennent par la main, ils traversent une des rues les plus meurtrières, les plus inhumaines, les plus indifférentes du monde (à cet instant précis) sans souci des balles perdues, des coups de klaxon, des pare-chocs chasse-buffles, des roues broyeuses. Ils traversent, ils s’en vont. Ils sont encore vivants.