Revenons à ce jour. Un jour si long, que chaque seconde semble immémoriale, un jour comme un an, un an comme un siècle. Dans le tunnel, l’air se comprime, les oreilles se bouchent et se débouchent avec un petit claquement. Tout se hâte, ou bien se ralentit, n’est-ce pas au fond la même chose ? Et cèdent les barrières individuelles, minces écrans plastiques, pour que se mêlent les vies. Les visages. Toujours des visages, ils semblent des masques accrochés dans une cage d’escalier à la spirale fabuleuse. Ils cachent une vérité commune que personne ne cherche à connaître. Je vois ces traits, front haut, nez moyen, lèvres, paupières fermées, laissant filtrer par instants la lueur d’un regard bleu acier, joues, menton, cou à replis, épaules, et tout le corps tassé par la fatigue et par l’ennui, je vois toute l’humanité présente, résultat de hasards, de rencontres fortuites, de désirs si brefs qu’ils sont futiles, portée par la vague de la mort, avec ses secrets, ses mots perdus, ses illusions de savoirs, ses illusions d’enfance, demain ils seront vieux, demain ils auront disparu. Voilà qui guérit de la tentation du démiurge. Emportés, vous dis-je, dans ce train infernal, entraînés, à la merci d’un courant violent, tous tant qu’ils sont, les puissants et les faibles, les possédants et les possédés, les vaniteux, les triomphants, les mendiants, les va-nu-pieds, les précieux, les exquises. Rien ne sera sauvé. Visages qui reculent à toute vitesse, qui s’échappent, et moi de même. Est-ce qu’un seul mot, une seule action pourra les retenir, et combien de temps ? Mais ça n’est pas une question d’heures (ni de minutes étant donné la distance entre le point A et le point B sur cette ligne).
Carnet à la main, je tente un inventaire des métamorphoses :
une femme enceinte, ses pieds bien à plat sur le sol du wagon, les mains ouvertes de chaque côté de son gros ventre, les yeux cernés
un homme en complet sombre, cravaté, portant mallette, debout appuyé contre la porte
un autre, assis, plongé dans la lecture d’un quotidien, peut-être le résultat des courses à Vincennes, ou les cotes de la Bourse — la même chose
un autre, jeune, en haillons, un pansement sur l’œil droit
une femme avec un petit enfant de trois ans à peu près, une fillette qui lui ressemble, elles se regardent toutes les deux sans se parler, sans se sourire
le vieux qui traîne les pieds, et dès qu’il descend du wagon allume son mégot
un homme dans la cinquantaine, bien mis, libanais peut-être, ou syrien, ou peut-être juif sépharade, il observe, un léger tic dans sa paupière. Il voyage, mais qui ne voyage pas ici ?
sauf cette femme, qui lit un roman, ses mains sont couvertes de moufles, laissant le bout des doigts libre pour tourner les pages, et elle n’a quitté que brièvement sa lecture quand
le jeune garçon s’est mis à crier à l’autre bout du wagon, c’est un jeune Noir âgé de dix-sept ans environ, assis sur un strapontin, il se redresse et il crie : Suzanne !!! puis il recommence à regarder à ses pieds
Mais si vite que j’écrive je ne parviens pas à noter la totalité de ce qui se passe, les expressions, les pensées, les bruits et soupirs, le silence même malgré le bruit des roues de fer sur les rails de fer.
Dans une station, par la portière ouverte, j’ai entendu un autre cri, non pas un nom, ni un appel, mais rien qu’un cri : HAOUAH, aigu, un bruit plutôt qu’un cri, émis par un homme, l’air dément, il n’a que ce cri pour langage, un cri de victime, de torturé, de violenté, et la foule se creuse devant lui pour l’éviter. Puis les portières claquent, coupent le cri, et l’homme est emporté par le quai, un pantin disloqué.
Et cette jeune fille, japonaise, coréenne, visage large, front bombé, bouche petite, nez à peine marqué, et de grands yeux obliques, des yeux de chat, des yeux de feuilles d’or des masques péruviens. Immobile sur son siège (voisine du garçon qui appelle Suzanne), tache blanche entourée d’une cascade de cheveux noirs lisses, semblable à une statue. Malgré le bruit, malgré la foule et les cris du jeune fou, son regard capte l’espace, j’entre en elle, et je reçois une chaleur intense, une explosion de lumière, comme si un être puissant m’enveloppait et me protégeait. Je reçois un regard venu d’ailleurs, un rayonnement que je compare au ciel d’été la nuit, cette douce lumière d’étoiles venue des autres mondes. Un instant, rien qu’un instant. Je ne le savais pas, c’est pour cela que je suis dans ce train, il n’y a pas de hasard, ou bien c’est que tout est hasard au contraire, et que j’attendais cet instant. Et tout ce qui m’entoure, dans ce wagon lancé à la vitesse de la lumière dans son couloir, tous ces gens, avec moi, passagers occasionnels ou abonnés à l’année, voyageurs et vagabonds, professionnels de la manche et de la tire, tous, de la fille qui ne lira pas son polar à l’idiot seul sur son quai avec son cri, tous signifient quelque chose, sont réunis pour accomplir quelque chose. Mais quoi ? Pour approcher d’une fille simple qui a connu Dieu ? Pour donner une parcelle de leur vie, ne fût-ce qu’une poignée de son, une bribe de peau ? Comme si l’être volait de l’un à l’autre, attaché au centre incandescent de cette jeune fille, passait à travers moi qui les regarde et les imagine, qui ne suis qu’une pièce de cet ensemble, une poussière de ce microcosme, pour faire bouger la mémoire plus grande que les humains…
La machine décélère, le crissement des freins envahit le wagon, il y a comme une odeur de soufre dans l’air, la réalité s’épaissit à nouveau dans la carlingue de l’astronef. Nous avons commencé notre descente, inexorable, inévitable. Il était évident que le voyage aurait une fin. Tout se referme. La jeune fille continue de regarder de ses yeux immenses, il me semble qu’elle esquisse un sourire. La fin annonce sans doute un soulagement. Les noms des stations, les mots insensés, juxtaposés dans le bric-à-brac des villes, strates du passé, monuments, associations de gendarmes et de voleurs, de généraux et de soldats, hommes de robe ou d’épée, héroïnes et femmes savantes, filles de la révolution, champs de ruines, chants du départ, îles fortunées,
À chacun sa vie