Vladimir Mikhanovski
Histoire steppique
Dans le kiosque de commandement, les appareils dont le pupitre circulaire était truffé fournissaient une masse d’informations.
L’échelle gauche d’un thermomètre de type inhabituel, parce que double, indiquait qu’à la surface — les choses se passaient dans la zone tempérée : au mois d’avril —, la température de l’atmosphère était de vingt degrés Celsius. La colonne argentée de l’échelle droite donnait la température qui régnait en bas.
Les feuilles de plastique phosphorescent que des robots avaient fixées sur les parois du kiosque diffusaient une lueur blafarde. En bas, en effet, les notions de « jour » et de « nuit » étaient purement conventionnelles. Les gens du Centre qui, avant le départ, avaient vérifié chaque rouleau de plastique, chaque appareil, chaque bobine de fil, le savaient évidemment. Aussi le Grand Cerveau avait-il décidé de laisser la phosphorescence, bien que celle-là ne fût d’aucune utilité pour les appareils à infrarouges déchiffrant les informations apparaissant sur les écrans.
— Observations horaires, annonça une voix émanant d’un haut-parleur situé au centre du pupitre. Toutes les données obtenues au cours de la dernière heure ont été systématisées. Le fonçage vertical est en avance sur le planning.
— Qu’en est-il du wolfram ? interrompit une basse sortant des entrailles d’une installation qui avait l’apparence d’une armoire.
— Sa teneur dans le minerai continue de croître, répondit la voix.
— C’est bien ce que je supposais. La couche tertiaire doit être plus riche en métaux lourds.
— Que doit faire l’équipe de robots ?
— Mettez en route la deuxième installation d’enrichissement, ordonna la basse. Celle-là se tut. La voix elle aussi restait silencieuse, comme attendant un enchaînement.
— J’ai procédé à l’analyse de tous les éléments… achevé les calculs, fit la basse en rompant le silence. Dans le meilleur des cas il nous reste trois jours à vivre.
Des lueurs multicolores chatoyèrent l’espace d’un instant sur les nombreux écrans ceignant le pupitre.
— Un délai non négligeable…, commença la voix lorsqu’il fut évident que la basse n’ajouterait plus rien.
— D’ici là, peut-être que quelqu’un…, fit une troisième voix mal assurée.
— La probabilité de voir un humain débarquer dans cette région désertique est quasiment nulle. Le coordinateur devrait le savoir, fit la basse.
— Faut-il lever les postes ? demanda la voix.
— Non ! Nous travaillerons jusqu’à la dernière minute.
— On pourrait peut-être envoyer un radiogramme au Centre. La voix se tut, dans l’expectative.
— Nous ne lancerons pas d’appel à l’aide.
— Pour quelle raison ?
— Parce que l’expérience l’interdit. Il aurait bonne mine un complexe autonome qui demanderait assistance à partir d’une planète dont il vient juste d’entreprendre la mise en valeur ! Et puis quel concours peut-on espérer si l’on sait que le signal de détresse mettra plus de quatre ans pour parvenir jusqu’à la Terre ? D’autre part, quelle valeur attribuer à un complexe incapable de venir à bout des difficultés ?
— Il n’empêche que le Cerveau cessera de vivre dans trois jours, fit la voix pleine d’émotion. Et dès que cela se produira, nous sauterons.
— Qui a dit que toutes les expériences scientifiques devaient avoir une issue heureuse ? coupa la basse imperturbablement.
Une heure et demie auparavant il se trouvait encore sur le polygone d’essais de la Cité Verte. Il n’arrivait pas à croire qu’il avait devant lui tout un mois de vacances agrémentées de la mer, de palmiers, de randonnées en glisseur amphibie…
Le printemps steppique est un émerveillement. Seulement errer dans la végétation luxuriante et filer au-dessus de la steppe protégée en monojet découvert sont deux choses très différentes.
Les courants d’air puissants incurvaient légèrement l’enveloppe transparente. Le ciel était serein, aussi l’ingénieur d’études Evguéni Pétrovitch Zabara restait-il d’excellente humeur. Accoudé sur le tube chaud du garde-fous du monojet, il imaginait ses vacances.
Brusquement il fut pris d’un tremblement abominable. Les aiguilles des cadrans sertis dans le tableau de bord semblaient être devenues incontrôlées. Un brouillard pourpre envahit un petit écran circulaire.
Avec un repentir tardif, Evguéni se souvint que l’appareil qu’il avait poussé hors du hangar de l’institut n’avait pas été vérifié. Négligence qu’il allait devoir payer…
Quelques minutes plus tard le vrombissement régulier du moteur faiblit. La sirène d’alarme émit un son strident. L’ingénieur ouvrit le panneau et se mit à étudier le moteur, tentant de trouver la cause de la panne.
L’altitude fondait de manière catastrophique. Le temps pour la réflexion était épuisé.
Evguéni fit glisser la fermeture éclair de sa combinaison et actionna la manette de catapultage. Une secousse… Le hurlement du vent dans les oreilles… La coupole vermeille du parachute obstruant la moitié du ciel… Et puis les suspentes tendues comme les cordes d’un instrument de musique…
Le monojet se désagrégeait en tombant. Alors que l’ingénieur se trouvait à une dizaine de mètres du sol, le plateau porteur inférieur se détacha de l’engin et, tourbillonnant violemment, il déchira la voilure du parachute.
C’est vers la fin de la journée qu’Evguéni reprit ses sens. Son épaule gauche lui cuisait, il avait la gorge desséchée. L’ingénieur se souleva sur les coudes, jeta un regard alentour. Les débris du monojet gisaient non loin de là. Au point de chute de l’appareil la terre avait été labourée. Aux pieds d’Evguéni traînait un scaphandre, bien inutile maintenant. L’ingénieur regarda ses mains : elles étaient noires de terre et couvertes d’écorchures. Il tenta de se lever et faillit crier de douleur. Alors Evguéni plongea son visage dans une touffe d’absinthe grisante, ferma les yeux et entreprit de réfléchir. La plate steppe protégée s’étendait sur des centaines de kilomètres à la ronde. La radio ayant été mise en miettes, il lui était impossible de demander de l’aide. La nourriture ? Evguéni tâta sa poche droite. Comme il s’y attendait, elle contenait deux rations de secours.
— Ce n’est pas lourd, dit l’ingénieur. Il rouvrit les yeux et siffla d’étonnement : devant lui se dressait un arbuste tentaculaire d’une essence inconnue.
Evguéni était prêt à jurer qu’il n’était pas là deux minutes auparavant.
Surmontant la douleur, l’ingénieur se leva avec difficulté. « Il ne s’agit pas de lambiner, se dit-il. J’avancerai droit devant, en m’orientant d’après le soleil. Quelqu’un me remarquera peut-être. »
A peine eut-il fait quelques pas que des branches flexibles lui barrèrent le chemin. Le pas suivant, des ventouses se collèrent sur sa combinaison. L’ingénieur eut l’impression de devenir fou. Une branche se courba et vint s’entortiller autour des jambes d’Evguéni, une autre enlaça solidement son torse. Enfin, une troisième se tendit vers sa gorge… Instinctivement il se recroquevilla, cherchant à esquiver l’adversaire. La branche, comme vivante, bondit, suivant son mouvement. Alors, Evguéni la saisit de la main droite restée libre. Mais avec la rapidité de l’éclair l’ennemi inexorable s’entortilla autour d’elle également.
Qu’est-ce que cela peut bien être ? Une plante carnivore venue d’une autre planète ? Comment alors expliquer sa présence dans la réserve ?
Solides comme des câbles, les branches-tentacu-les avaient entièrement enveloppé l’ingénieur.
Brusquement Evguéni se sentit déplacé. Sortis d’on ne sait où, des tentacules se le transmettaient comme on transmet le témoin d’un relais. Le prisonnier résistait désespérément, mais sans même réussir à toucher le sol. Le maintenant avec force précautions, les branches le tiraient toujours plus loin et, une fois leur tâche menée à bien, elles se rétractaient.