M. de… m’avait prévenue un jour que quelque affaire indispensable le priverait du plaisir de m’entretenir les trois heures entières que nous avions coutume d’être ensemble, qu’il viendrait pourtant quelques minutes avant la fin de notre rendez-vous, encore que pour ne rien déranger à notre marche ordinaire, je vinsse toujours passer chez la Berceil le temps que j’avais coutume d’y être, qu’au fait, pour une heure ou deux, je m’amuserais toujours plus avec cette marchande et ses filles que je ne ferais toute seule chez mon père; je croyais être assez sûre de cette femme pour n’éprouver aucun obstacle à ce que me proposait mon amant; je promis donc que je viendrais en le suppliant de ne se point faire trop attendre. Il m’assura qu’il se débarrasserait le plus tôt possible, et j’arrivai; ô jour affreux pour moi!
La Berceil me reçut à l’entrée de sa boutique, sans me permettre de monter chez elle comme elle avait coutume de faire.
– Mademoiselle, me dit-elle dès qu’elle me vit, je suis enchantée que M. de… ne puisse se rendre ce soir ici de bonne heure, j’ai quelque chose à vous confier que je n’ose lui dire, quelque chose qui exige que nous sortions toutes deux bien vite un instant, ce que nous n’aurions pu faire s’il était ici.
– Et de quoi s’agit-il donc, madame, dis-je un peu effrayée de ce début.
– D’un rien, mademoiselle, d’un rien, continua la Berceil, commencez par vous calmer, c’est la chose du monde la plus simple; ma mère s’est aperçue de votre intrigue, c’est une vieille mégère scrupuleuse comme un confesseur et que je ménage à cause de ses écus, elle ne veut décidément plus que je vous reçoive, je n’ose le dire à M. de…, mais voici ce que j’ai imaginé. Je vais vous mener promptement chez une de mes compagnes, femme de mon âge et tout aussi sûre que moi, je vous ferai faire connaissance avec elle; si elle vous plaît, vous avouerez à M. de… que je vous y ai menée, que c’est une femme honnête et que vous trouvez très bon que vos rendez-vous se passent là; si elle vous déplaît, ce que je suis bien loin de craindre, comme nous n’aurons été qu’un instant, vous lui cacherez notre démarche; alors je prendrai sur moi de lui avouer que je ne peux plus lui prêter ma maison et vous aviserez de concert à trouver quelques autres moyens de vous voir.
Ce que cette femme me disait était si simple, l’air et le ton qu’elle employait si naturels, ma confiance si entière et ma candeur si parfaite, que je ne trouvai pas la plus petite difficulté à lui accorder ce qu’elle demandait; il ne me vint que des regrets sur l’impossibilité où elle était, disait-elle, de nous continuer ses services, je les lui témoignai de tout mon cœur, et nous sortîmes. La maison où l’on me conduisait était dans la même rue, à soixante ou quatre-vingts pas de distance au plus de celle de la Berceil; rien ne me déplut à l’extérieur, une porte cochère, de belles croisées sur la rue, un air de décence et de propreté partout; cependant une voix secrète semblait crier au fond de mon cœur, que quelque événement singulier m’attendait dans cette fatale maison; j’éprouvais une sorte de répugnance à chaque degré que je montais, tout semblait me dire: Où vas-tu, malheureuse, éloigne-toi de ces lieux perfides… Nous arrivâmes pourtant, nous entrâmes dans une assez belle antichambre où nous ne trouvâmes personne et de là dans un salon qui se referma aussitôt sur nous, comme s’il y eût eu quelqu’un de caché derrière la porte… Je frémis, il faisait très sombre dans ce salon, à peine y voyait-on à se conduire; nous n’y eûmes pas fait trois pas, que je me sentis saisie par deux femmes, alors un cabinet s’ouvrit et j’y vis un homme d’environ cinquante ans au milieu de deux autres femmes qui crièrent à celles qui m’avaient saisie: Déshabillez-la, déshabillez-la et ne l’amenez ici que toute nue. Revenue du trouble où j’étais quand ces femmes avaient mis la main sur moi, et voyant que mon salut dépendait plutôt de mes cris que de mes frayeurs, j’en poussai d’épouvantables. La Berceil fit tout ce qu’elle put pour me calmer.
– C’est l’affaire d’une minute, mademoiselle, disait-elle, un peu de complaisance, je vous en conjure, et vous me faites gagner cinquante louis.
– Mégère infâme, m’écriai-je, n’imagine pas trafiquer ainsi de mon honneur, je vais m’élancer par les fenêtres si tu ne me fais sortir d’ici à l’instant.
– Vous n’iriez que dans une cour à nous où vous seriez bientôt reprise, mon enfant, dit une de ces scélérates, en arrachant mes habits, ainsi croyez-moi, votre plus court est de vous laisser faire…
Oh monsieur, épargnez-moi le reste de ces horribles détails, je fus mise nue en un instant, on intercepta mes cris par des précautions barbares, et je fus traînée vers l’homme indigne, qui se faisant un jeu de mes larmes et s’amusant de mes résistances, ne s’occupait qu’à s’assurer de la malheureuse victime dont il déchirait le cœur; deux femmes ne cessèrent de me tenir et de me livrer à ce monstre, et maître de faire tout ce qu’il voulut, il n’éteignit pourtant les feux de sa coupable ardeur que par des attouchements et des baisers impurs, qui me laissèrent sans outrages…
On m’aida promptement à me rhabiller, et l’on me remit entre les mains de la Berceil, anéantie, confondue, livrée à une sorte de douleur sombre et amère qui glaçait mes larmes au fond de mon cœur; je jetai des regards furieux sur cette femme…
– Mademoiselle, me dit-elle dans un trouble affreux, encore dans l’antichambre de cette funeste maison, je sens toute l’horreur que je viens de faire, mais je vous conjure de me la pardonner… et de réfléchir au moins avant que de vous livrer à l’idée de faire un éclat; si vous révélez ceci à M. de…, vous aurez beau dire qu’on vous a entraînée, c’est une espèce de faute qu’il ne vous pardonnera jamais, et vous vous brouillerez pour toujours avec l’homme du monde qu’il vous importe le plus de ménager, puisque vous n’avez plus de moyen de réparer l’honneur qu’il vous enlève qu’en l’engageant à vous épouser. Or soyez sûre qu’il ne le fera jamais si vous lui dites ce qui vient de se passer.
– Malheureuse, pourquoi donc m’as-tu précipitée dans cet abîme, pourquoi m’as-tu mise dans une telle situation qu’il faut que je trompe mon amant, ou que je perde et mon honneur et lui?
– Doucement, mademoiselle, ne parlons plus de ce qui est fait, le temps presse, ne nous occupons que de ce qu’il faut faire. Si vous parlez, vous êtes perdue; si vous ne dites mot, ma maison vous sera toujours ouverte, jamais vous ne serez trahie par qui que ce soit, et vous vous maintenez avec votre amant; voyez si la petite satisfaction d’une vengeance dont je me moquerai dans le fond, parce qu’ayant votre secret, j’empêcherai toujours bien M. de… de me nuire, voyez, dis-je, si le petit plaisir de cette vengeance vous dédommagera de tous les chagrins qu’elle entraîne…
Sentant bien alors à quelle indigne femme j’avais affaire, et pénétrée de la force de ses raisons, quelques affreuses qu’elles fussent: