– Monseigneur, excusez.
– Eh non, non, vous dis-je, je ne vous en blâme pas, mais quand ça vous arrivera derechef, il ne faut pas manquer de m’avertir, parce que… ce que je ne vois pas dans le premier cas, je le verrais dans celui-ci.
L’ÉPOUX COMPLAISANT
Toute la France a su que le prince de Bauffremont avait à peu près les mêmes goûts que le cardinal dont on vient de parler. On lui avait donné en mariage une demoiselle très novice, et que, suivant la coutume, on n’avait instruite que la veille.
– Sans plus d’explication, dit la mère, la décence m’empêchant d’entrer dans de certains détails, je n’ai qu’une seule chose à vous recommander, ma fille, méfiez-vous des premières propositions que vous fera votre mari, et dites-lui fermement: Non, monsieur, ce n’est point par là qu’une honnête femme se prend, partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement…
On se couche, et par un principe de pudeur et d’honnêteté qu’on avait été loin de soupçonner, le prince, voulant faire les choses en règle au moins pour la première fois, n’offre à sa femme que les chastes plaisirs de l’hymen: mais la jeune enfant bien éduquée, se ressouvenant de sa leçon:
– Pour qui me prenez-vous, monsieur, lui dit-elle, vous êtes-vous imaginé que je consentirais à de telles choses? Partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement.
– Mais, madame…
– Non, monsieur, vous avez beau faire, vous ne m’y déciderez jamais.
– Eh bien, madame, il faut vous contenter, dit le prince en s’emparant de ses autels chéris, je serais bien fâché qu’il fût dit que j’aie jamais voulu vous déplaire.
Et qu’on vienne nous dire à présent que ce n’est pas la peine d’instruire les filles de ce qu’elles doivent un jour à leur époux.
AVENTURE INCOMPRÉHEN SIBLE et attestée par toute une province
Il n’y a pas cent ans qu’on avait encore dans plusieurs endroits de France, la faiblesse de croire qu’il ne s’agissait que de donner son âme au diable, avec de certaines cérémonies aussi cruelles que fanatiques, pour obtenir tout ce qu’on voulait de cet esprit infernal, et il n’y a pas un siècle révolu que l’aventure que nous allons raconter à ce sujet, arriva dans une de nos provinces méridionales, où elle est encore attestée aujourd’hui sur les registres de deux villes et revêtue des témoignages les plus faits pour convaincre les incrédules. Le lecteur peut le croire, nous ne parlons qu’après avoir vérifié; assurément nous ne lui garantissons pas le fait, mais nous lui certifions que plus de cent mille âmes l’ont cru, et que plus de cinquante mille peuvent encore attester aujourd’hui l’authenticité avec laquelle il se trouve consigné dans des registres sûrs. – Nous déguiserons la province et les noms, on nous le permettra.
Le baron de Vaujour mêlait depuis sa plus tendre jeunesse, au libertinage le plus effréné, le goût de toutes les sciences, et principalement de celles qui induisent souvent l’homme en erreur, et lui font perdre en rêverie et en chimères un temps précieux qu’il pourrait employer d’une manière infiniment meilleure; il était alchimiste, astrologue, sorcier, nécromancien, assez bon astronome pourtant et médiocre physicien; à l’âge de vingt-cinq ans, le baron, maître de son bien et de ses actions, ayant, prétendait-il, trouvé dans ses livres qu’en immolant un enfant au diable, en employant de certains mots, de certaines contorsions pendant cette exécrable cérémonie, on faisait paraître le démon et qu’on obtenait de lui tout ce qu’on voulait, pourvu qu’on lui promît son âme, se détermina à cette horreur, sous les seules clauses de vivre heureux jusqu’à son douzième lustre, de ne jamais manquer d’argent et d’avoir toujours également jusqu’à cet âge les facultés prolifiques au plus éminent degré de force.
Ces infamies faites et ces arrangements pris, voici ce qui arriva. Jusqu’à l’âge de soixante ans, le baron, qui n’avait que quinze mille livres de rente, en a constamment mangé deux cents, et n’a jamais fait un sol de dette. Relativement à ses prouesses voluptueuses, il a jusqu’au même âge pu voir une femme quinze ou vingt fois dans une nuit, il a gagné cent louis de gageure à quarante-cinq ans avec quelques amis qui parièrent qu’il ne satisferait pas vingt-cinq femmes rapidement vues l’une après l’autre; il le fit et laissa les cent louis aux femmes. Dans un autre souper après lequel il s’établit un jeu de hasard, le baron dit en entrant qu’il ne pourrait pas être de la partie, parce qu’il n’avait pas le sol. On lui offrit de l’argent, il refusa; il fit deux ou trois tours dans la chambre pendant qu’on jouait, revint, se fit faire place et mit dix mille louis sur une carte, tirés en rouleaux à dix ou douze fois de ses poches; on ne tint pas, le baron demanda pourquoi, un de ses amis dit en plaisantant que la carte n’était pas assez chargée, et le baron la rechargea de dix mille autres louis. – Toutes ces choses sont consignées dans deux hôtels de ville respectables et nous les avons lues.
A l’âge de cinquante ans, le baron avait voulu se marier; il avait épousé une fille charmante de sa province, avec laquelle il a vécu toujours très bien, malgré des infidélités trop analogues à son tempérament pour qu’on pût lui en faire querelle: il eut sept enfants de cette femme, et depuis quelque temps les agréments de son épouse le retenaient beaucoup plus sédentaire, il habitait communément avec sa famille ce château où dans sa jeunesse, il avait fait l’horrible vœu dont nous avons parlé, recevant des gens de lettres, aimant à les cultiver et à les entretenir. Cependant, à mesure qu’il approchait du terme de soixante ans, se ressouvenant de son malheureux pacte, ignorant si le diable se contenterait à cette époque, ou de lui retirer ses dons, ou de lui enlever la vie, son humeur changeait entièrement, il devenait rêveur et triste, et ne sortait presque plus de chez lui.
Au jour préfix, à l’heure juste où le baron prenait son âge de soixante ans, un valet lui annonce un inconnu qui, ayant entendu parler de ses talents, demande à avoir l’honneur de s’entretenir avec lui; le baron qui ne réfléchissait pas dans cet instant à ce qui néanmoins l’occupait sans cesse depuis quelques années, dit qu’on fît entrer dans son cabinet. Il y monte et voit un étranger qui, à la façon de parler, lui paraît être de Paris, un homme bien vêtu, d’une fort belle figure, et qui se met sur-le-champ à raisonner avec lui sur les hautes sciences; le baron répond à tout, la conversation s’engage. M. de Vaujour propose à son hôte un tour de promenade, celui-ci accepte et nos deux philosophes sortent du château; on était dans une saison de travail où tous les paysans sont dans la campagne; quelques-uns, voyant M. de Vaujour se démener tout seul, s’imaginent que la tête lui a tourné, et vont avertir madame, mais personne ne répondant au château, ces bonnes gens reviennent sur leurs pas et continuent d’examiner leur seigneur qui, s’imaginant causer d’action avec quelqu’un, gesticulait comme il est d’usage en pareil cas; enfin nos deux savants gagnent une espèce de promenade en cul-de-sac, dont on ne pouvait sortir qu’en revenant sur ses pas. Trente paysans pouvaient voir, trente furent interrogés, et trente répondirent que M. de Vaujour était entré seul en gesticulant sous cette espèce de berceau.