– Écoute, répondit Sernenval, j’y consens, je te servirai même d’introducteur pour preuve de ma façon philosophique de penser sur cette matière, mais par une délicatesse que j’espère que tu ne blâmeras point, par les sentiments que je dois enfin à ma femme et qu’il n’est pas en moi de vaincre, tu permettras que je ne partage point tes plaisirs, je te les procurerai et en resterai là.
Desportes persifle un instant son ami, mais le voyant décidé à ne point se laisser entamer sur cet objet consent à tout, et l’on part.
La célèbre S. J. fut la prêtresse au temple de laquelle Sernenval imagina de faire sacrifier son ami.
– C’est une femme sûre qu’il nous faut, dit Sernenval, une femme honnête; cet ami pour lequel j’implore vos soins n’est que pour un instant à Paris, il ne voudrait pas rapporter un mauvais présent dans sa province et vous y perdre de réputation; dites-nous franchement si vous avez ce qu’il lui faut et ce que vous désirez pour lui en procurer la jouissance.
– Écoutez, reprit la S. J., je vois bien à qui j’ai l’honneur de m’adresser, ce n’est pas des gens comme vous que je trompe, je vais donc vous parler en honnête femme et mes procédés vous prouveront que je le suis. J’ai votre affaire, il ne s’agit que d’y mettre le prix, c’est une femme charmante, une créature qui vous ravira dès que vous l’entendrez… c’est enfin ce que nous appelons un morceau de prêtre, et vous savez que ces gens-là étant mes meilleures pratiques, je ne leur donne pas ce que j’ai de plus mauvais… Il y a trois jours que M. l’évêque de M. m’en donna vingt louis, l’archevêque de R. lui en fit gagner cinquante hier et ce matin encore elle m’en valut trente du coadjuteur de… Je vous l’offre pour dix et cela en vérité, messieurs, pour mériter l’honneur de votre estime, mais il faut être exact au jour et à l’heure, elle est en puissance de mari, et d’un mari jaloux qui n’a des yeux que pour elle; ne pouvant jouir que d’instants dérobés, il ne faut donc pas manquer d’une minute ceux dont nous serons convenus…
Desportes marchanda un peu, jamais catin ne se paya dix louis dans toute la Lorraine, plus il cherchait à diminuer, plus on lui vantait la marchandise, bref il convint et le jour suivant, dix heures précises du matin, fut l’heure choisie pour le rendez-vous. Sernenval ne voulant point être de moitié dans cette partie, il n’était plus question d’un souper, moyennant quoi l’on avait pris ce moment de Desportes, bien aise d’expédier cette affaire-là de bonne heure pour pouvoir vaquer le reste du jour à d’autres devoirs plus essentiels à remplir. L’heure sonne, nos deux amis arrivent chez leur charmante entremetteuse, un boudoir où ne règne qu’un jour sombre et voluptueux, renferme la déesse où Desportes va sacrifier.
– Heureux enfant de l’amour, lui dit Sernenval en le poussant dans le sanctuaire, vole dans les bras voluptueux que l’on étend vers toi, et viens seulement après me rendre compte de tes plaisirs; je me réjouirai de ton bonheur, et ma joie sera d’autant plus pure que je n’en serai nullement jaloux.
Notre catéchumène s’introduit, trois heures entières suffisent à peine à son hommage, il revient enfin assurer son ami que de ses jours il ne vit rien de pareil et que la mère même des amours ne lui aurait pas donné tant de plaisirs.
– Elle est donc délicieuse, dit Sernenval à demi enflammé.
– Délicieuse? ah je ne trouverais pas d’expression qui puisse te rendre ce qu’elle est, et dans cet instant-ci même où l’illusion doit être anéantie, je sens qu’il n’est aucun pinceau qui puisse peindre les torrents des délices dans lesquelles elle m’a plongé. Elle joint aux grâces qu’elle a reçues de la nature, un art si sensuel à les faire valoir, elle sait mettre un sel, un piquant si réel dans sa jouissance que j’en suis encore dans l’ivresse… Oh! mon ami, tâtes-en, je t’en supplie, quelque habitude que tu puisses avoir des beautés de Paris, je suis bien sûr que tu m’avoueras que jamais aucune ne valut à tes yeux celle-là.
Sernenval toujours ferme, mais néanmoins ému d’un peu de curiosité, prie la S. J. de faire passer cette fille devant lui quand elle sortira du cabinet… On y consent, les deux amis se tiennent debout pour la mieux observer, et la princesse passe fièrement…
Juste ciel, que devient Sernenval quand il reconnaît sa femme, c’est elle… c’est cette prude qui, n’osant descendre par pudeur devant un ami de son époux, a l’impudence de venir se prostituer dans une telle maison.
– Misérable! s’écrie-t-il en fureur…
Mais c’est en vain qu’il veut s’élancer sur cette créature perfide, elle l’avait reconnu aussi vite qu’elle avait été aperçue et elle était déjà loin du logis. Sernenval, dans un état difficile à dire, veut s’en prendre à la S. J.; celle-ci s’excuse sur l’ignorance où elle est, elle assure Sernenval qu’il y a plus de dix ans, c’est-à-dire bien antérieurement au mariage de cet infortuné, que cette jeune personne fait des parties chez elle.
– La scélérate! s’écrie le malheureux époux, que son ami s’efforce en vain de consoler… mais non, que cela soit fini, le mépris est tout ce que je lui dois, qu’elle soit à jamais couverte du mien et que j’apprenne par cette cruelle épreuve, que ce n’est jamais d’après le masque hypocrite des femmes qu’il faut s’aviser de les juger.
Sernenval revint chez lui, mais il n’y trouva plus sa catin, elle avait déjà pris son parti, il ne s’en inquiéta pas; son ami n’osant plus soutenir sa présence après ce qui s’était passé, se sépara le lendemain de lui, et l’infortuné Sernenval isolé, pénétré de honte et de douleur, fit un in-quarto contre les épouses hypocrites qui ne corrigea point les femmes et que les hommes ne lurent jamais.
ÉMILIE DE TOURVILLE ou la cruauté fraternelle
Rien n’est sacré dans une famille comme l’honneur de ses membres, mais si ce trésor vient à se ternir, tout précieux qu’il puisse être, ceux qui sont intéressés à le défendre le doivent-ils au prix de se charger eux-mêmes du rôle humiliant de persécuteur des malheureuses créatures qui les offensent? Ne serait-il pas raisonnable de mettre en compensation les horreurs dont ils tourmentent leur victime, et cette lésion souvent chimérique qu’ils se plaignent d’avoir reçue? Quel est enfin le plus coupable aux yeux de la raison, ou d’une fille faible et trompée, ou d’un parent quelconque qui pour s’ériger en vengeur d’une famille, devient le bourreau de cette infortunée? L’événement que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs fera peut-être décider la question.