Enfin M. de… me supplia de lui permettre de me voir dans un endroit moins gêné qu’un jardin public.
– Je n’ose me présenter chez M. votre père, belle Émilie, me dit-il; n’ayant jamais eu l’honneur de le connaître, il soupçonnerait bientôt le motif qui m’attirerait chez lui, et au lieu que cette démarche dût étayer nos projets, peut-être leur nuirait-elle beaucoup; mais si réellement vous êtes assez bonne, assez compatissante pour ne vouloir pas me laisser mourir du chagrin de ne plus me voir accorder ce que j’ose exiger de vous, je vous indiquerai des moyens.
Je refusai d’abord de les entendre, et fus bientôt assez faible pour les lui demander. Ces moyens, monsieur, étaient de nous voir trois fois la semaine chez une Mme Berceil, marchande de modes rue des Arcis, de la prudence et de l’honnêteté de laquelle M. de… me répondait comme de sa mère même.
– Puisqu’on vous permet de voir Mme votre tante qui demeure, m’avez-vous dit, assez près de là, il faudra faire semblant d’aller chez cette tante, lui faire effectivement de courtes visites, et venir passer le reste du temps que vous lui auriez donné chez la femme que je vous indique; votre tante interrogée répondra qu’elle vous reçoit effectivement au jour où vous aurez dit que vous allez la voir, il ne s’agit donc plus que de mesurer le temps des visites, et c’est ce que vous pouvez être bien sûre qu’on ne s’avisera jamais de faire, dès qu’on a de la confiance en vous.
Je ne vous dirai point, monsieur, tout ce que j’objectai à M. de… pour le détourner de ce projet et pour lui en faire sentir les inconvénients; à quoi servirait-il que je vous fisse part de mes résistances, puisque je finis par succomber? Je promis à M. de… tout ce qu’il voulut, vingt louis qu’il donna à Julie sans que je le susse mirent cette fille entièrement dans ses intérêts, et je ne travaillai plus qu’à ma perte. Pour la rendre encore plus complète, pour m’enivrer plus longtemps et plus à loisir du doux poison qui coulait sur mon cœur, je fis une fausse confidence à ma tante, je lui dis qu’une jeune dame de mes amies (à qui j’avais donné le mot et qui devait répondre en conséquence) voulait bien avoir pour moi la bonté de me conduire trois fois la semaine dans sa loge aux Français, que je n’osais pas en faire part à mon père de peur qu’il ne s’y opposât, mais que je dirais que je venais chez elle, et que je la suppliais de le certifier; après un peu de peine, ma tante ne put résister à mes instances, nous convînmes que Julie viendrait à ma place, et qu’en revenant du spectacle je la prendrais en passant pour rentrer ensemble à la maison. J’embrassai mille fois ma tante: fatal aveuglement des passions, je la remerciais de ce qu’elle se prêtait à ma perte, de ce qu’elle ouvrait la porte aux égarements qui allaient me mettre aux bords du tombeau!
Nos rendez-vous commencèrent enfin chez la Berceil; son magasin était superbe, sa maison fort décente, et elle-même une femme d’environ quarante ans à laquelle je crus qu’on pouvait accorder toute confiance. Hélas, je n’en eus que trop et pour elle et pour mon amant… le perfide, il est temps de vous l’avouer, monsieur… à la sixième fois que je le vis dans cette fatale maison, il prit un tel empire sur moi, il sut me séduire à tel point qu’il abusa de ma faiblesse et que je devins dans ses bras l’idole de sa passion et la victime de la mienne. Cruels plaisirs, que vous m’avez déjà coûté de pleurs, et de combien de remords vous déchirerez encore mon âme jusqu’au dernier instant de ma vie!
Un an se passa dans cette funeste illusion, monsieur, je venais d’atteindre ma dix-septième année; mon père me parlait chaque jour d’un établissement, et vous jugez si je frémissais de ces propositions, lorsqu’une fatale aventure vint enfin me précipiter dans l’abîme éternel où je me suis plongée. Triste permission de la Providence sans doute, qui a voulu qu’une chose où je n’avais aucun tort fût celle qui dût servir à me punir de mes fautes réelles, afin de faire voir que nous ne lui échappons jamais, qu’elle suit partout celui qui s’égare, et que c’est de l’événement qu’il soupçonne le moins, qu’elle fait naître insensiblement celui qui doit servir à la venger.
M. de… m’avait prévenue un jour que quelque affaire indispensable le priverait du plaisir de m’entretenir les trois heures entières que nous avions coutume d’être ensemble, qu’il viendrait pourtant quelques minutes avant la fin de notre rendez-vous, encore que pour ne rien déranger à notre marche ordinaire, je vinsse toujours passer chez la Berceil le temps que j’avais coutume d’y être, qu’au fait, pour une heure ou deux, je m’amuserais toujours plus avec cette marchande et ses filles que je ne ferais toute seule chez mon père; je croyais être assez sûre de cette femme pour n’éprouver aucun obstacle à ce que me proposait mon amant; je promis donc que je viendrais en le suppliant de ne se point faire trop attendre. Il m’assura qu’il se débarrasserait le plus tôt possible, et j’arrivai; ô jour affreux pour moi!
La Berceil me reçut à l’entrée de sa boutique, sans me permettre de monter chez elle comme elle avait coutume de faire.
– Mademoiselle, me dit-elle dès qu’elle me vit, je suis enchantée que M. de… ne puisse se rendre ce soir ici de bonne heure, j’ai quelque chose à vous confier que je n’ose lui dire, quelque chose qui exige que nous sortions toutes deux bien vite un instant, ce que nous n’aurions pu faire s’il était ici.
– Et de quoi s’agit-il donc, madame, dis-je un peu effrayée de ce début.
– D’un rien, mademoiselle, d’un rien, continua la Berceil, commencez par vous calmer, c’est la chose du monde la plus simple; ma mère s’est aperçue de votre intrigue, c’est une vieille mégère scrupuleuse comme un confesseur et que je ménage à cause de ses écus, elle ne veut décidément plus que je vous reçoive, je n’ose le dire à M. de…, mais voici ce que j’ai imaginé. Je vais vous mener promptement chez une de mes compagnes, femme de mon âge et tout aussi sûre que moi, je vous ferai faire connaissance avec elle; si elle vous plaît, vous avouerez à M. de… que je vous y ai menée, que c’est une femme honnête et que vous trouvez très bon que vos rendez-vous se passent là; si elle vous déplaît, ce que je suis bien loin de craindre, comme nous n’aurons été qu’un instant, vous lui cacherez notre démarche; alors je prendrai sur moi de lui avouer que je ne peux plus lui prêter ma maison et vous aviserez de concert à trouver quelques autres moyens de vous voir.
Ce que cette femme me disait était si simple, l’air et le ton qu’elle employait si naturels, ma confiance si entière et ma candeur si parfaite, que je ne trouvai pas la plus petite difficulté à lui accorder ce qu’elle demandait; il ne me vint que des regrets sur l’impossibilité où elle était, disait-elle, de nous continuer ses services, je les lui témoignai de tout mon cœur, et nous sortîmes. La maison où l’on me conduisait était dans la même rue, à soixante ou quatre-vingts pas de distance au plus de celle de la Berceil; rien ne me déplut à l’extérieur, une porte cochère, de belles croisées sur la rue, un air de décence et de propreté partout; cependant une voix secrète semblait crier au fond de mon cœur, que quelque événement singulier m’attendait dans cette fatale maison; j’éprouvais une sorte de répugnance à chaque degré que je montais, tout semblait me dire: Où vas-tu, malheureuse, éloigne-toi de ces lieux perfides… Nous arrivâmes pourtant, nous entrâmes dans une assez belle antichambre où nous ne trouvâmes personne et de là dans un salon qui se referma aussitôt sur nous, comme s’il y eût eu quelqu’un de caché derrière la porte… Je frémis, il faisait très sombre dans ce salon, à peine y voyait-on à se conduire; nous n’y eûmes pas fait trois pas, que je me sentis saisie par deux femmes, alors un cabinet s’ouvrit et j’y vis un homme d’environ cinquante ans au milieu de deux autres femmes qui crièrent à celles qui m’avaient saisie: Déshabillez-la, déshabillez-la et ne l’amenez ici que toute nue. Revenue du trouble où j’étais quand ces femmes avaient mis la main sur moi, et voyant que mon salut dépendait plutôt de mes cris que de mes frayeurs, j’en poussai d’épouvantables. La Berceil fit tout ce qu’elle put pour me calmer.