Desportes marchanda un peu, jamais catin ne se paya dix louis dans toute la Lorraine, plus il cherchait à diminuer, plus on lui vantait la marchandise, bref il convint et le jour suivant, dix heures précises du matin, fut l’heure choisie pour le rendez-vous. Sernenval ne voulant point être de moitié dans cette partie, il n’était plus question d’un souper, moyennant quoi l’on avait pris ce moment de Desportes, bien aise d’expédier cette affaire-là de bonne heure pour pouvoir vaquer le reste du jour à d’autres devoirs plus essentiels à remplir. L’heure sonne, nos deux amis arrivent chez leur charmante entremetteuse, un boudoir où ne règne qu’un jour sombre et voluptueux, renferme la déesse où Desportes va sacrifier.
– Heureux enfant de l’amour, lui dit Sernenval en le poussant dans le sanctuaire, vole dans les bras voluptueux que l’on étend vers toi, et viens seulement après me rendre compte de tes plaisirs; je me réjouirai de ton bonheur, et ma joie sera d’autant plus pure que je n’en serai nullement jaloux.
Notre catéchumène s’introduit, trois heures entières suffisent à peine à son hommage, il revient enfin assurer son ami que de ses jours il ne vit rien de pareil et que la mère même des amours ne lui aurait pas donné tant de plaisirs.
– Elle est donc délicieuse, dit Sernenval à demi enflammé.
– Délicieuse? ah je ne trouverais pas d’expression qui puisse te rendre ce qu’elle est, et dans cet instant-ci même où l’illusion doit être anéantie, je sens qu’il n’est aucun pinceau qui puisse peindre les torrents des délices dans lesquelles elle m’a plongé. Elle joint aux grâces qu’elle a reçues de la nature, un art si sensuel à les faire valoir, elle sait mettre un sel, un piquant si réel dans sa jouissance que j’en suis encore dans l’ivresse… Oh! mon ami, tâtes-en, je t’en supplie, quelque habitude que tu puisses avoir des beautés de Paris, je suis bien sûr que tu m’avoueras que jamais aucune ne valut à tes yeux celle-là.
Sernenval toujours ferme, mais néanmoins ému d’un peu de curiosité, prie la S. J. de faire passer cette fille devant lui quand elle sortira du cabinet… On y consent, les deux amis se tiennent debout pour la mieux observer, et la princesse passe fièrement…
Juste ciel, que devient Sernenval quand il reconnaît sa femme, c’est elle… c’est cette prude qui, n’osant descendre par pudeur devant un ami de son époux, a l’impudence de venir se prostituer dans une telle maison.
– Misérable! s’écrie-t-il en fureur…
Mais c’est en vain qu’il veut s’élancer sur cette créature perfide, elle l’avait reconnu aussi vite qu’elle avait été aperçue et elle était déjà loin du logis. Sernenval, dans un état difficile à dire, veut s’en prendre à la S. J.; celle-ci s’excuse sur l’ignorance où elle est, elle assure Sernenval qu’il y a plus de dix ans, c’est-à-dire bien antérieurement au mariage de cet infortuné, que cette jeune personne fait des parties chez elle.
– La scélérate! s’écrie le malheureux époux, que son ami s’efforce en vain de consoler… mais non, que cela soit fini, le mépris est tout ce que je lui dois, qu’elle soit à jamais couverte du mien et que j’apprenne par cette cruelle épreuve, que ce n’est jamais d’après le masque hypocrite des femmes qu’il faut s’aviser de les juger.
Sernenval revint chez lui, mais il n’y trouva plus sa catin, elle avait déjà pris son parti, il ne s’en inquiéta pas; son ami n’osant plus soutenir sa présence après ce qui s’était passé, se sépara le lendemain de lui, et l’infortuné Sernenval isolé, pénétré de honte et de douleur, fit un in-quarto contre les épouses hypocrites qui ne corrigea point les femmes et que les hommes ne lurent jamais.
ÉMILIE DE TOURVILLE ou la cruauté fraternelle
Rien n’est sacré dans une famille comme l’honneur de ses membres, mais si ce trésor vient à se ternir, tout précieux qu’il puisse être, ceux qui sont intéressés à le défendre le doivent-ils au prix de se charger eux-mêmes du rôle humiliant de persécuteur des malheureuses créatures qui les offensent? Ne serait-il pas raisonnable de mettre en compensation les horreurs dont ils tourmentent leur victime, et cette lésion souvent chimérique qu’ils se plaignent d’avoir reçue? Quel est enfin le plus coupable aux yeux de la raison, ou d’une fille faible et trompée, ou d’un parent quelconque qui pour s’ériger en vengeur d’une famille, devient le bourreau de cette infortunée? L’événement que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs fera peut-être décider la question.
Le comte de Luxeuil, lieutenant général, homme d’environ cinquante-six à cinquante-sept ans, revenait en poste d’une de ses terres de Picardie, lorsqu’en passant dans la forêt de Compiègne, à environ six heures du soir vers la fin de novembre, il entendit des cris de femme qui lui parurent venir du coin d’une des routes, voisine du grand chemin qu’il traversait; il arrête, et ordonne à son valet de chambre qui courait à côté de la chaise d’aller voir ce que c’est. On lui rapporte que c’est une jeune fille de seize à dix-sept ans, noyée dans son sang, sans qu’il soit possible pourtant de distinguer où sont ses blessures et qui demande à être secourue; le comte descend aussitôt lui-même, il vole à cette infortunée, il a de la peine également, à cause de l’obscurité, à discerner d’où peut venir le sang qu’elle perd, mais sur les réponses qu’on lui fait, il voit enfin que c’est de la veine des bras où l’on a coutume de saigner.
– Mademoiselle, dit le comte après avoir soigné cette créature autant qu’il est en lui, je ne suis pas ici en situation de vous demander les causes de vos malheurs, et vous n’êtes guère en état de me les apprendre: montez dans ma voiture, je vous prie, et que nos soins uniques maintenant soient pour vous de vous tranquilliser et pour moi de vous secourir.
En disant cela M. de Luxeuil, aidé de son valet de chambre, porte cette pauvre demoiselle dans la chaise, et l’on part.
A peine cette intéressante personne se vit-elle en sûreté, qu’elle voulut balbutier quelques expressions de reconnaissance, mais le comte la suppliant de ne point parler, lui dit:
– Demain, mademoiselle, demain vous m’apprendrez, j’espère, tout ce qui vous concerne, mais aujourd’hui, par l’autorité que me donnent sur vous et mon âge et le bonheur que j’ai eu de vous être utile, je vous demande avec instance de ne penser qu’à vous calmer.
On arrive; pour éviter l’éclat, 1e comte fait envelopper sa protégée d’un manteau d’homme et la fait conduire par son valet de chambre dans un appartement commode à l’extrémité de son hôtel, où il la vient voir, dès qu’il a reçu les embrassements de sa femme et de son fils qui l’attendaient l’un et l’autre à souper ce soir-là.
Le comte, en venant voir sa malade, amenait avec lui un chirurgien; la jeune personne est visitée, on la trouve dans un abattement inexprimable, la pâleur de son teint semblait presque annoncer qu’il lui restait à peine quelques instants à vivre, cependant elle n’avait aucune blessure; à l’égard de sa faiblesse, elle venait, dit-elle, de l’énorme quantité de sang qu’elle perdait journellement depuis trois mois, et comme elle allait dire au comte la cause surnaturelle de cette perte prodigieuse, elle tomba en faiblesse, et le chirurgien déclara qu’il fallait la laisser tranquille et se contenter de lui administrer des restaurants et des cordiaux.