Tonino Benacquista
Homo erectus
À toutes les femmes de ma vie
Chapitre 1
Pour certains, il s’agissait d’un rendez-vous réservé aux hommes, où il était question de femmes. D’autres, en mal de solidarité, y voyaient le dernier refuge des grands blessés d’une guerre éternelle. Pour tous, d’où qu’ils viennent et quoi qu’ils aient vécu, c’était avant tout le lieu où raconter son histoire. Où la confier sans chercher à convaincre, sans souci de thérapie, sans rien espérer en retour sinon qu’elle fasse écho à celle d’un auditeur anonyme venu, lui, en quête de réponses. L’intervenant était seul juge du bien-fondé de son histoire et nombreuses étaient les raisons de la partager. Il pouvait vouloir s’en débarrasser une fois pour toutes, ou lui donner un faux air de conte et la métamorphoser en souvenir épique. Il pouvait aussi la livrer aux autres pour leur éviter de sombrer dans les mêmes tourments. À moins qu’il ne s’offrît, devant des tiers, l’occasion de revenir sur les multiples choix auxquels il avait été confronté, sur les destins auxquels il avait échappé. Et si sa mésaventure avait tourné au drame, en la décrivant il se consolait ici de n’avoir pas souffert en vain.
Les habitués taisaient l’existence même de ces séances ou, s’ils y étaient contraints, évoquaient de façon neutre leur cercle du jeudi. Loge, club, cénacle, fratrie, le fait que chacun puisse désigner cette assemblée par les termes de son choix évitait la tentation du rituel, ou le glissement vers la société secrète qui impose ses lois et ses exclusions. Cependant, on n’y tolérait que les individus sincères, dépourvus d’intentions malignes, les autres ne revenaient jamais, ou bien en cas d’urgence, car personne, sur ces questions-là, n’était à l’abri d’un coup du sort.
On ne trouvait aucune trace écrite de la confrérie et personne n’en connaissait les origines. Des poètes, des conteurs prétendaient qu’elle remontait à la nuit des temps, quand des hommes se réunissaient en forum pour tenter de cerner l’infinité de hasards qui présidaient à leur destinée. Quelques-uns affirmaient que la tradition était née du désespoir des Sabins, qui pleuraient leurs femmes enlevées par des Romains bien décidés à fonder leurs familles et leur Empire. D’autres soutenaient qu’elle nous venait d’Amérique du Nord, issue d’une antique coutume indienne où des guerriers chantaient leur joie ou leur détresse d’avoir rencontré, ou non, la mère de leurs enfants. Une autre théorie disait qu’elle avait été créée dans les reconstructions de l’après-guerre pour évoquer ce que les années sombres avaient suscité d’idylles, dans chacun des camps. Certains déclaraient enfin avoir assisté aux toutes premières séances, à Paris, à la fin des années 60, à l’heure où la révolution sexuelle et les mouvements sociaux encourageaient la création de toutes sortes de comités — quelques-uns, dont celui-ci, avaient survécu malgré l’absence de prosélytisme.
Aujourd’hui, les séances se tenaient le jeudi à dix-neuf heures, jours fériés compris, été comme hiver — il n’y avait ni saison ni trêve pour ce rendez-vous-là. Le nombre de participants variait peu, et là résidait un véritable mystère. Compte tenu de la diversité du public — ceux qui passaient, ceux qui disparaissaient après leur témoignage, ceux qui attendaient des mois avant de le livrer, ceux qui se voulaient des habitués, ceux qui réapparaissaient à date fixe — une curieuse loi d’équilibre semblait chercher, à quelques unités près, la centaine. Pour les mystiques, il s’agissait d’un nombre d’or, mais les plus pragmatiques n’y voyaient aucune explication rationnelle. Malgré l’absence de statuts, une autre loi semblait irrévocable : on ne s’y exprimait qu’une seule fois. Même en cas de prolongements inattendus, on ne revenait jamais sur un témoignage par respect pour l’auditoire. Et tant pis pour celui qui n’avait pas su traduire ce qu’il avait sur le cœur, un autre attendait son tour.
Si le jour du rendez-vous était invariable, le lieu changeait régulièrement : appartements vides et anonymes, salons privés de bistrots, caves à peine aménagées, théâtres et cinémas désaffectés, ruines vouées à la démolition. Quel que fût l’endroit où les hommes se retrouvaient, et malgré leur grande discrétion, ils finissaient toujours par attirer la suspicion des propriétaires, gérants, voisins, qui, sans rien comprendre à leurs réunions occultes, imaginaient des conspirations, des projets malsains, et les priaient de déguerpir. Chacun cherchait alors à suggérer des pistes, même les plus originales, et le plus souvent un nouveau lieu d’accueil était fixé.
En ce début de printemps, les séances se déroulaient vers la place de la Nation, dans les locaux préfabriqués d’un lycée technique ayant brûlé dix ans plus tôt. Avant que les salles d’appoint ne fussent rasées pour les reconstruire en dur, le conseiller d’orientation profitait de la tolérance de la directrice pour en prêter une. Quand elle lui avait demandé : C’est quoi, comme genre de réunions ? Il avait répondu : C’est une association à but non lucratif qui a pour vocation de questionner son époque et ses mœurs.
Ce jeudi-là, on vit apparaître de nouveaux visages. Un grand type brun, aux alentours de la quarantaine, s’était glissé dans le fond de la salle. Yves Lehaleur, vêtu d’un jean noir et d’un blouson de motard, prenait l’air dégagé de celui qui veut passer pour un simple visiteur — il avait préparé le terme au cas où on lui aurait posé une question, Je suis un simple visiteur, mais personne ne posait jamais de question, même par inadvertance. Se retrouver dans une salle de classe lui rappelait les rares examens qu’il avait subis — jadis, quelqu’un avait coché la case vie active dans son dossier scolaire, et ses parents, depuis toujours dans la vie active, n’avaient pas protesté. Avant de franchir cette porte, Yves avait dû mettre de côté une sorte de complexe héréditaire qui lui donnait le sentiment d’usurper sa place au milieu d’un groupe, a fortiori s’il était question de prendre la parole. L’ami qui lui avait appris l’existence de la confrérie l’avait rassuré sur ce point.
— Tant que tu ne perturbes pas le déroulement de la séance et que tu ne quittes pas la salle pendant que quelqu’un s’exprime, tu n’es tenu à rien.
Ce fut sans doute cet argument qui acheva de le convaincre. La colère qu’il portait en lui et le besoin de la dire firent le reste.
Un premier intervenant — de plus de soixante-dix ans, sans doute le doyen de l’assemblée — leva la main, n’en vit pas d’autre alentour, se dirigea vers la chaire du professeur, et se tint debout, près d’un fauteuil en skaï décharné d’où s’échappait une mousse jaunie. Il avait assisté aux trois séances précédentes avant de décider, ce soir, de se lancer.
Après plusieurs semaines de soins palliatifs à l’hôpital de Villejuif, sa femme venait de mourir dans ses bras. Il raconta l’événement comme s’il s’agissait d’une adolescence inversée, à cette époque de la vie où tout est une « première fois » : la première cigarette, la première lettre d’amour, le premier baiser. Dans cette chambre aseptisée, sa femme et lui venaient de vivre une douce et belle série de dernières fois, le dernier rire à deux, le dernier verre d’alcool, le dernier baiser. Il lui avait lu in extenso le roman d’un auteur qu’elle appréciait : le tout dernier livre de sa longue vie d’ardente lectrice.
— Elle est partie comme ça, dans un souffle, les yeux grands ouverts.
Puis il évoqua la suite de sa vie, car il y en aurait une. La fin de cette femme qu’il avait tant aimée ne serait pas la sienne, il l’avouait à demi-mot mais il l’avouait pourtant. Elle-même, dans son infinie tendresse, lui avait dit : Ne reste pas seul. Il avait répondu : Arrête de dire des bêtises, mais ce n’en était pas. Ce soir, la chose était formulée et devant cent témoins. Face à quelle assistance, sinon celle-ci, un vieil homme avait-il le droit de dire qu’il avait encore assez de vitalité pour tomber amoureux ? Prêt à vivre une toute nouvelle série de premières fois ?