— Si chacun doit ici raconter son histoire, je ne le ferai pas : je n’en ai pas. Je vis sans femme depuis de longues années, ce qui ne serait pas en soi exceptionnel si je n’avais réussi à en comprendre la raison qui, elle, l’est.
Denis avait vécu l’existence classique du jeune homme bien décidé à jouir de la vie avant de songer à fonder une famille. Maintes fois, il était tombé amoureux et avait attiré dans son lit des demoiselles dont il gardait de charmants souvenirs. Et puis, passé le cap des trente ans, quand il avait enfin aspiré à une relation durable, les femmes, elles, s’étaient mises à le fuir.
— Au début, j’ai tout mis sur le compte de mauvais hasards qui me poussaient vers des mariées, des fiancées, des engagées, des amoureuses, heureuses en amour et qui me le faisaient savoir. Par la suite, j’ai veillé à éviter ce genre d’obstacles mais d’autres ont surgi. Dès le premier rendez-vous, celle-ci m’annonce qu’elle ferait volontiers de moi l’ami qu’elle n’a jamais eu, celle-là me glisse son C.V. de barmaid, cette autre me fait comprendre qu’elle ne veut pas d’une nouvelle histoire pour le moment. La liste est longue.
Après de nombreuses tentatives, il avait réalisé combien la gamme des esquives était infinie, comme si le simple fait de proposer à une inconnue de la revoir était devenu la chose la moins naturelle du monde. Que s’était-il passé pour qu’elles se dérobent ainsi, qu’elles lui donnent un faux numéro ou laissent ses appels en souffrance ?
— Et Dieu sait si, en tant que serveur, j’ai les probabilités pour moi ! Je dirais, en moyenne, entre cinquante et quatre-vingts clientes par jour, seules ou en groupe, à qui je pose la question : Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
Combien d’entre elles, depuis ses débuts, avait-il amusées d’un bon mot ou flattées d’une attention ? Combien de fois, en débarrassant les tables, avait-il trouvé des serviettes griffonnées comme autant de billets galants ? Denis, vous êtes un sacré numéro et voici le mien, ou encore : Je reviens dîner mardi, et seule, ou même : What a waiter ! Il les montrait à l’ensemble de sa brigade puis les bazardait sans chercher à revoir leurs auteures, encombré par un semblant de déontologie. Avec le temps, son succès avait pâti sans raison, comme s’il avait perdu en présence et en charisme.
— On essaie alors de se persuader qu’il y a des périodes, des lieux, des occasions plus propices que d’autres à la rencontre. Je me suis laissé entraîner par les collègues dans des bars et des boîtes de nuit, persuadé que ces endroits-là étaient faits pour ça. Mais sans doute, le rôle du chasseur allait bien mieux à d’autres…
C’était précisément ce que pensait un petit bonhomme renfrogné, calé contre le radiateur du mauvais élève. Philippe Saint-Jean, comme Denis Benitez et Yves Lehaleur, assistait à sa première séance sans présager qu’il y en aurait une deuxième. Pour justifier sa présence ici, il s’était concocté de savants alibis et fut presque déçu que personne ne les lui demandât. Il aurait invoqué sa curiosité intellectuelle pour ces mystérieux conciliabules dont on avait eu vent dans son petit milieu de penseurs. Néanmoins il avait failli rebrousser chemin au seuil de la salle de peur de s’exposer aux regards : il était connu. Du moins le pensait-il en y ajoutant une touche de modestie : il était relativement connu.
Après un brillant parcours universitaire, il avait obtenu son doctorat de sociologie puis s’était aventuré dans la recherche ethnologique. On avait lu sa signature dans des revues confidentielles, puis dans des quotidiens nationaux, mais ce fut en publiant son premier ouvrage — La mémoire-miroir, ou le rêve d’une conscience collective — qu’il s’était taillé une belle place dans les sphères intellectuelles. Au regard de quantité de critiques élogieuses, il était mystérieusement passé du titre de sociologue au statut de philosophe. Qui plus est un philosophe lisible, compréhensible à une heure de grande écoute, ce qui lui valait des invitations régulières dans des émissions littéraires et des magazines d’information en quête de caution morale, ou d’une parole que le plus grand nombre se sentait apte à décrypter.
Pour l’heure, c’était l’intervention de Denis Benitez qu’il essayait de décrypter, comme qui sait lire dans le discours de ceux qui n’en possèdent pas. Philippe était épaté par la façon toute spontanée qu’avait ce type de présenter sa solitude comme le résultat d’une conspiration d’un clan adverse. Mais Denis n’en démordait pas, sincère, démuni, et pourtant très rigoureux sur les étapes de sa lente exclusion d’un universel désir féminin.
— Par la suite, j’ai misé sur mon entourage. Tabler sur l’idée simple que tout le monde avait une copine à caser, puisque j’étais, moi, son pendant masculin.
Denis avait donc rendu publics les errements de son célibat et sollicité ses amis, amusés à l’idée de créer un couple à partir de deux âmes esseulées. S’il n’avait oublié aucune des femmes croisées lors de ces dîners arrangés, il se souvenait surtout des courts moments de gêne où il se voyait rater son examen de passage avant même d’avoir goûté au dessert. Il avait eu droit à la divorcée qui, trois jours plus tôt, venait de rencontrer quelqu’un. À la secrétaire d’ambassade, en provenance du bout du monde, toute prête à y retourner pour de bon. Ou à l’assistante médicale que son ex venait de rappeler après un chagrin d’amour dont elle se remettait à peine.
En l’écoutant, Yves Lehaleur s’interrogeait lui aussi sur cette série de mauvaises coïncidences sans les remettre en question : il croyait à l’adversité. En revanche, Philippe Saint-Jean ne voyait là que les faux-fuyants d’une pensée manichéenne qui parfois virait à la misogynie. Fallait-il à ce point se projeter une image de La Femme pour imaginer une coalition de toutes ?
— Les mois qui ont suivi, j’ai reconsidéré mes critères de sélection. Je n’avais pas l’impression de me diriger vers un certain type de femmes, mais j’étais prêt à ouvrir plus encore le champ des possibles, sans distinction d’âge, de physique, de niveau culturel, de classe sociale ou de couleur de peau. En fait, toutes les femmes devenaient envisageables, absolument toutes, mais ça n’était pas encore assez.
Dans son état de manque, Denis s’était retourné sur chaque jupon qu’il croisait et ce réflexe ne l’avait plus quitté — une manière de multiplier par mille les occasions de se rendre malheureux. Pour Philippe Saint-Jean, pas besoin d’avoir lu les romantiques ni les comportementalistes, il s’agissait d’une simple question de bon sens : plus l’on désire et plus l’objet désiré s’éloigne, c’est la première leçon que prend l’adolescent qui se languit. L’erreur que commettait ce type au tableau noir était de chercher aux femmes une nature spécifique, de les réunir en un tout, de voir en elles, au mieux des symétriques, au pire des contraires. Philippe attendait donc que Denis cesse enfin de blâmer sa mauvaise fortune pour se remettre en question.