— Le problème venait de moi, je ne demandais qu’à l’admettre, mais quel était ce problème ? Avais-je à ce point changé physiquement passé la trentaine ?
Il avait veillé à s’entretenir, à surveiller sa ligne, sa forme, et rares étaient les jours où il n’avait pas couru, nagé ou fait le tour de Paris à vélo. De plus, il demandait au chef de la brasserie de lui préparer des plats sains, c’était même devenu un sujet de plaisanterie pour tout le personnel, Denis et sa bouffe de nanas, poissons, légumes, thé, et non par obsession diététique mais par goût. Il avait plutôt embelli avec les années et atteindrait son apogée à la cinquantaine.
— Étais-je devenu si ennuyeux qu’aucune femme n’était assez folle pour passer un soir, une nuit, ou une vie à mes côtés ?
Les rites de séduction avaient sans doute évolué sans qu’il y prît garde. Désormais, il n’y avait aucune honte à se mettre sur le marché, à se proposer comme un produit, un article, fiable et disponible. Ayant résumé l’essentiel de lui-même en quelques clics, il s’était inscrit sur des sites de rencontres, allant vers cette nouvelle communication qui lui paraissait misérable un an plus tôt. Sans rien dissimuler, sans s’inventer des qualités qu’il n’avait pas, il avait fini par rencontrer quelques candidates attirées par un profil si scrupuleusement défini.
Philippe Saint-Jean devina une autre série de fiascos ; si l’intéressé avait su les anticiper, il se serait épargné de grands moments de solitude.
— Et pourtant, elles avaient vu ma photo, elles connaissaient ma profession, savaient combien je gagnais, si je croyais en Dieu, si j’avais envie ou non d’une relation durable : où pouvait-il y avoir de mauvaise surprise ?
Si Yves Lehaleur s’interrogeait toujours sur les raisons d’une pareille malédiction, Philippe Saint-Jean, au-delà du cas particulier, entrevoyait là le syndrome d’un désarroi masculin plus universel. C’était même le fonds de commerce d’un ou deux essayistes de son entourage : cynisme généralisé jusque dans le rapport amoureux, perte des repères de l’homme contemporain, légitime réappropriation par les femmes de leurs droits après des millénaires d’asservissement. Ce qui fascinait Philippe dans l’exposé de Denis Benitez était sa totale indécence à décrire son chemin de croix, en véritable figure christique déjà vouée à la crucifixion.
— Un soir j’ai eu le sentiment de toucher le fond en rappelant l’une après l’autre toutes mes ex.
Une initiative saugrenue, vouée à l’échec, à la limite de la mauvaise blague, et pourtant, il avait ressorti son vieux répertoire et saisi son téléphone pour n’épargner aucune des filles avec lesquelles il avait couché. Après tout, il s’était séparé en bons termes avec Véronique. Et Hélène avait sûrement oublié leurs engueulades. Mona lui avait sans doute pardonné. Nadège n’était peut-être pas mariée, ou bien s’ennuyait-elle depuis. Sans oublier quelques autres, plus éloignées dans le temps mais qui, avec un peu de chance, souffraient du même mal que lui. Dans l’attente d’un petit miracle, il avait bricolé une entrée en matière toute simple : Salut c’est Denis, Denis Benitez, tu te souviens de moi ? dans l’espoir de conclure par : Et si tu venais déjeuner un de ces jours dans ma brasserie ? Hélas, aucune ne l’avait attendu, et certaines le lui avaient signifié avec ironie. Depuis ce triste rendez-vous avec ses amours perdues — et qui comptaient bien le rester — ses spéculations sur les femmes s’étaient brusquement chargées de colère et d’aigreur.
— Et puis arrive le moment où le doute vire à la démangeaison. On passe d’une certitude à une autre, tout et son contraire se valent, si bien qu’on finit par ne plus rien comprendre à son propre mode de fonctionnement. Un matin, j’avais la conviction d’être trop direct, trop cavalier. Je ne leur donnais pas le temps de créer le désir, comme si chacun de mes gestes, chacune de mes paroles cherchait à les précipiter vers un lit ou, pire, un registre de mairie. Je me posais alors la question : comment ne pas fuir un gars comme moi ? À l’inverse, le soir même, je me voyais en incurable indécis qui se perd dans les atermoiements d’une autre époque, alors que les femmes aiment les hommes entreprenants et volontaires. Je me posais à nouveau la question : comment ne pas fuir un gars comme moi ?
Dès le lendemain, un nouveau doute chassait le précédent et ainsi de suite jusqu’à ce que le découragement les efface tous. Voyant alors surgir le spectre de la résignation, Denis s’était décidé à demander de l’aide.
— Je suis allé consulter. Il fallait bien que quelqu’un m’aide à remettre les choses en perspective, et peut-être, me donne une clé.
Yves Lehaleur haussa les épaules au mot « consulter ». Tout ce qui commençait par le préfixe psy lui inspirait une méfiance instinctive. Selon lui, personne n’était plus doué qu’un autre pour lire dans l’âme de son voisin, tous ces gens-là n’étaient que des charlatans ayant compris que l’écoute, en ce bas monde, était une denrée rare qu’on pouvait facturer au bon prix. Quand il avait appris à son entourage son urgent besoin de divorcer, certains l’avaient incité à en parler à un spécialiste avant de prendre cette terrible décision. Yves les avait priés de se mêler de leurs affaires : si quelqu’un devait consulter, c’était sa garce de femme, pas lui.
De son côté, Philippe Saint-Jean reconnaissait un certain courage à Denis. Pour en avoir fait la démarche bien des années plus tôt, il savait la difficulté de sonner à la porte d’un praticien pour lui soumettre un dysfonctionnement. Dans son milieu, il s’agissait presque d’une étape obligée pour qui veut pénétrer les arcanes de la pensée humaine et ses sens cachés. Éviter la psychanalyse aurait relevé de la faute professionnelle. Aujourd’hui, il fréquentait bien plus d’individus passés par le divan que l’inverse.
— Il m’a patiemment écouté puis m’a proposé de m’aider à remettre en marche les mécanismes de séduction. Trois séances plus tard, je me suis surpris à évoquer un souvenir d’enfance, ce moment précis où j’ai compris que mes parents étaient faillibles après m’avoir… oublié chez des amis lors d’une soirée arrosée. Grâce à un bel effort de mémoire, j’ai raconté la scène comme si elle sortait d’un film d’épouvante : une mère bouleversée, un père bouffi de culpabilité qui promet de m’offrir une voiture miniature si j’arrête immédiatement de chialer. C’est en m’écoutant préciser au psy : Je me souviens très bien du modèle ! Il s’agissait d’une Dinky Toys Facel Vega, la grise avec le hard top, sortie en 1960, que je me suis demandé si j’empruntais là le bon chemin pour remettre en marche les mécanismes de séduction.
Denis chercha ses mots, laissant croire un instant qu’il en avait terminé. En fait, cette partie de son témoignage lui paraissait moins pertinente que sa conclusion ; il avait tu à un psychanalyste, à un ami, à un frère, ce qu’il allait livrer à cent inconnus comme s’il s’agissait d’une communication officielle.
— Après cinq années d’errance et de vexations, incapable de comprendre cette désertion du peuple des femmes, il m’a fallu affronter une explication que j’aurais préféré éviter : la thèse du complot. Aussi invraisemblable que ça puisse paraître, je suis celui qu’elles ont choisi pour assouvir une vengeance séculaire.
Un léger vent de stupeur courut dans les rangs ; ceux qui fréquentaient depuis longtemps les rendez-vous du jeudi avaient entendu toutes sortes d’élucubrations mais gardaient présent à l’esprit que tant d’autres étaient à venir. Le regard néophyte d’un Yves Lehaleur en croisa un autre qui l’était tout autant, celui de son plus proche voisin, Philippe Saint-Jean.