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— Et puis, dernièrement, Grégoire a pris une décision…

Celle de vivre au grand jour son amour pour elle, malgré la crainte d’apparaître au bras d’une contre-publicité vivante. Et quitte à devenir la proie des psychanalystes de salon.

— Un coming out, quoi. Afficher publiquement son penchant pour les rondeurs. Je couche avec un Rubens et je vous emmerde.

Perclus de douleur, Yves fournissait un certain effort pour s’apitoyer sur le drame intérieur de cet homme. Si le maquereau était une véritable ordure, il appartenait néanmoins à un prototype connu et, malgré un infini mépris, Yves pouvait aisément se faire une idée de sa misérable mécanique mentale. À l’inverse, ce Grégoire, qui redoutait tant de se lier à une femme, non parce qu’elle se prostituait, mais parce qu’elle était grosse, résumait à lui seul une époque décadente où les interdits et les tabous n’étaient plus dictés par la morale mais par les impératifs du profit et la hantise d’un ridicule médiatique.

— Mon mac a fini par l’apprendre. Lui qui est si lâche, il a voulu jouer au dur. Et c’est tombé sur toi.

Yves ferma un instant les yeux, le temps de se demander quel Dieu pervers s’acharnait sur lui. Il eut tout à coup besoin de hurler, se retint tout juste, puis sentit monter des larmes de fatigue. Vers une heure du matin, on le laissa repartir, des pansements au visage, un strap sur le thorax. Sylvie avait attendu le dernier moment pour le supplier de ne pas porter plainte.

— L’idée de se faire interpeller le terrorise. Il traîne une petite peine avec sursis. S’il va au placard, il va déguster encore plus qu’un autre, il aura pas les nerfs. Qu’est-ce qu’il deviendrait sans moi ? Il est trop con. Je ferai ce que tu voudras, je viendrai dès que tu le demandes. J’obéirai.

Yves se fit raccompagner en taxi, puis, une main sur les côtes, traversa à pas douloureux le hall de son immeuble comme le petit vieux qu’il deviendrait un jour. Il se coucha sans trouver le sommeil, empêché par les douleurs qui ne demandaient qu’à se raviver, et par le souvenir de son agression qui le hanterait plusieurs jours durant. Pour s’en échapper, il rêva à cet autre Lehaleur qu’il aurait pu devenir si jadis sa promise ne l’avait pas trompé. Pour la toute première fois, il se demanda s’il n’aurait pas mieux fait de suivre ce chemin tout tracé. Où en serait-il, aujourd’hui, de son bel avenir ?

Sans doute dans cette maison de banlieue, prenant le frais en cette nuit d’été.

Le bébé, à l’étage, dormirait à poings fermés, et avec Pauline ils goûteraient enfin au calme retrouvé après ce samedi de courses, de ménage et de langes.

Ils se permettraient un petit digestif et évoqueraient leurs prochaines vacances.

Puis ils iraient se coucher et se caresseraient peut-être.

Au réveil, ce serait dimanche.

De retour dans son lit après s’être projeté dans un futur qui jamais ne serait le sien, sa douleur physique prenait un tout autre sens. Elle lui en rappelait une autre, purement morale, mais tout aussi violente et injuste, infligée par Pauline. Et cette douleur-là n’avait pas été surmontée en vain, elle l’avait rendu plus fort et placé sur la bonne route. Celle qui le lançait aujourd’hui mettrait bien moins longtemps à cicatriser, et déjà elle lui délivrait un message : chaque douleur qu’un corps ou une âme subissait était la fin d’un cycle et le début d’un autre.

* * *

Une fin de nuit, où déjà la touffeur se confondait avec la fièvre des mauvais rêves. Le grondement lointain semblait marquer la fin d’un sombre voyage dans les limbes ; il n’était que l’écho bien réel d’un cauchemar à venir. Les entrailles encombrées de la terre avaient ouvert une crevasse pour vomir un trop-plein dans l’océan. Philippe, réveillé par les râles rauques d’une nuée d’oiseaux, entrevit un ciel brouillé, sale, déserté par le soleil. Il s’agenouilla, porta les mains à ses tempes pour tenter de chasser des images hideuses, puis leva les yeux : une muraille grise qui obstruait l’horizon roula jusqu’à lui et s’écrasa sur la colline. En contrebas, la plage drainait un flot noir de tôle et de chanvre, de bambou et de plastique, bientôt recouvert par une autre vague démesurée. Mia grognait, les paupières scellées, refusant d’affronter la menace que son corps percevait déjà, et rejoignit Philippe qui assistait, halluciné, à la destruction de l’île. Une autre lame de fond, plus monstrueuse encore, plia les palmiers. Cédant à la panique, Mia dévala le sentier afin de rejoindre le rivage. Un instant pris de court par un réflexe aussi absurde, Philippe se lança à sa poursuite. Une vague rasa la toiture de l’hôtel et manqua d’entraîner Mia dans son ressac. Philippe lui attrapa le bras, la hissa de force avant que la vague suivante arrache les marches en tek et laisse derrière elle une pente informe, boueuse, parsemée de transats renversés. Arrivés au sommet, ils se blottirent un instant l’un contre l’autre. En bas, l’hôtel avait disparu et le déferlement semblait vouloir engloutir la terre entière. Mia refusa en bloc ce qu’elle vivait bel et bien : on n’abandonnait pas Mia, c’était inacceptable ! Où étaient passés les gens ? Et les secours ? Sentant Philippe incapable de la rassurer, elle le rejeta avec rage et se précipita vers son téléphone posé au coin du lit. Dépassé par ce nouvel accès d’absurdité, Philippe retourna sur la terrasse où une vague d’une violence inouïe se fracassa à ses pieds. Mia s’acharnait sur son mobile, cet objet-là répondait à tous ses désirs, toutes ses inquiétudes, toutes ses questions ; il était son seul véritable lien avec le monde, avec sa famille, son agence, il lui procurait ses sensations les plus intimes et dissipait ses craintes secrètes. En le gardant à portée de main, il était aussi la garantie de son indépendance, de sa liberté : il n’allait pas la laisser tomber maintenant. Philippe l’entendit hurler à nouveau, d’impuissance cette fois, et lui arracha l’appareil des mains puis la gifla pour enrayer sa panique. Nous sommes en sécurité ici ! cria-t-il pour couvrir le fracas d’un monstrueux ressac. Il la serra contre lui et, sans y croire vraiment, lui décrivit les phénomènes naturels qui se déchaînaient à leurs pieds, mais dont la violence n’avait d’égale que la brièveté. Dormir au sommet de la colline avait été leur infortune et désormais leur seule chance de survie. À l’aube, peu après la première secousse sismique, des vagues d’une force inhabituelle avaient inquiété clients et personnel de l’hôtel, qui tous avaient fui avant que la côte ne soit dévastée — deux ou trois minutes leur avaient suffi pour gagner la plage, contourner la colline et se réfugier dans les terres. À n’en pas douter, ils appelaient maintenant les secours pour tous les manquants à l’appel. Tentée par cet espoir-là, elle retint un instant ses larmes mais une vague plus haute que la colline, en s’écrasant, fit éclater la rambarde de la villa, ruinant du même coup les belles paroles d’espoir. En voyant les eaux atteindre leur lit, Philippe se tut pour de bon. Après tout, que savait-il des phénomènes et des catastrophes naturelles ? Il avait bien quelques images d’archives en tête, il se souvenait vaguement du témoignage d’un rescapé, il avait entendu, aux infos, des scientifiques fournir des explications sur les séismes, cataclysmes, typhons et cyclones, graphiques à l’appui, mais qu’avait-il retenu sinon le spectacle de la désolation absolue, du destin qui frappe, et de la planète Terre qui aime à parfois rappeler aux hommes sa toute-puissance.

Mia glissa à terre, se roula en boule, poussa de longues plaintes d’enfant meurtrie, refusant d’avoir été abandonnée. Elle était digne d’un autre traitement que le touriste de base et personne n’avait le droit de la livrer à elle-même : elle était Mia la divine, dont l’effigie était plus reproduite qu’une image pieuse. Reçue à la cour des princes, déifiée sur trois continents. Elle dont les caprices étaient des ordres et les reproches des peines de mort. Entourée, choyée comme un poupon, protégée à l’extrême. Elle qui se savait attendue où qu’elle aille, elle dont les heures valaient de l’or, elle qui prenait l’hélicoptère comme d’autres le bus. Cruelle ironie, tous ces hélicoptères affrétés pour aller faire du shopping, ou une apparition éclair dans une fête monégasque : aucun ne venait aujourd’hui lui sauver la vie.