— Donne, je te dis.
Dès qu’il eut l’appareil en main, Yves le jeta dans la Seine.
— Comme ça, tu ne seras pas tentée de lui répondre, ni de le joindre.
Les cris outragés de Sylvie restèrent bloqués dans sa gorge. Il reprit sa route jusqu’à la gare, laissa son scooter n’importe où, tous deux rejoignirent au pas de course un guichet où il prit un aller simple. À une minute du départ, ils se ruèrent vers le dernier train à quai. Dans sa cavale, elle se sentit légère, fière et fugitive, portée par un souffle, déjà hors d’atteinte.
— Arrivée là-bas, tu files chez ta copine, et tu laisses le temps s’écouler. Tu sais faire ça mieux que personne.
— Et si Grégoire essaie de me joindre ?
— S’il est aussi amoureux que tu le dis, s’il est prêt à assumer cette terrible honte de paraître à ton bras, laisse-le mariner, il attendra. Ou mieux, il te retrouvera.
À bout de souffle, elle dit :
— Je ne… Je ne savais pas… que j’étais encore capable de courir.
Pour ne pas éclater en sanglots, elle éclata de rire, puis grimpa le marchepied de la voiture. Une fois la portière fermée, elle posa la paume de sa main contre la vitre. Yves posa la sienne au même endroit. Elle prononça une longue phrase qu’il ne put entendre.
Bien vite il se retrouva seul sur le quai désert.
Autour d’une bouteille de vodka dans un seau à glace, les couples s’étaient formés. Remo remplissait le verre de Myriam en feignant un vif intérêt pour son job dans une chaîne de télévision. Elle avait beau répéter que ça n’avait rien de passionnant, elle se laissait volontiers prendre au jeu de l’interview. David s’était rapproché de Charlotte sur la piste de danse ; tous deux aimaient les boîtes de nuit moins pour les rencontres qu’on y faisait que pour cet état de combustion spontanée que provoquaient une musique infernale et les corps en fusion alentour ; les leurs s’étaient aimantés, leurs déhanchements se répondaient, et une intimité s’était nouée. Denis, sur une banquette en moleskine rouge, le verre vissé à la main, prêtait une attention distraite aux confessions d’une Mélanie, qui s’était laissé offrir un verre. Lui qui jadis avait été coutumier de ces ambiances nocturnes trouvait aujourd’hui très paradoxale cette communication où, désinhibés par l’alcool, des inconnus partageaient un moment de grande sincérité en se hurlant à l’oreille. Vers les trois heures du matin, Mélanie tentait de convaincre son interlocuteur de la parfaite injustice des équivalences de diplômes pour le concours externe de l’É.N.A. Denis, le tympan martelé, hochait la tête pour attester de son écoute, quand en fait son esprit embrumé le transportait au chevet de Marie-Jeanne, qui peut-être veillait en l’attendant. Il but d’un trait une autre vodka pour entretenir son ivresse et calmer sa colère ; celle qu’il n’avait jamais cessé d’appeler l’intruse persistait à ne rien avouer des raisons de sa présence chez lui, pas plus qu’elle ne le rassurait sur leur avenir commun. Certes elle lui offrait son corps et sa joie de vivre, mais Denis avait-il rien réclamé ? Elle s’était immiscée dans son vestibule, puis dans sa vie, sans la moindre autorisation et sans jamais s’en expliquer. Las des hypothèses et des spéculations, il devait en avoir le cœur net, et cette nuit même. Il savait désormais comment lui faire avouer son dessein caché et la mettre au pied du mur, la bousculer, la meurtrir s’il le fallait. À coup sûr, Marie-Jeanne Pereyres attendait, elle aussi, cet ultime affrontement.
— Tu comprends, avec mon D.E.S.S. de gestion, je ne suis pas spécialement avantagée, si j’avais voulu passer le…
— On va chez moi ?
Sous un tonnerre de décibels, elle crut avoir mal entendu. Denis passa la main derrière la nuque de Mélanie, approcha ses lèvres de son oreille, et avec une troublante fermeté répéta :
— On va chez moi.
Ça n’était déjà plus une question.
Le temps d’un trajet en taxi, ils dégrisèrent à peine. Mélanie, trop occupée à détailler les méandres de son parcours professionnel, s’aperçut qu’elle avait omis de demander à Denis :
— Et toi, tu fais quoi ?
À une autre époque, il aurait éludé la question par l’humour mais ce soir il répondit : Serveur dans une brasserie. Ne trouvant rien de mieux, elle répondit : C’est cool, et se laissa prendre la main dans le hall de l’immeuble. Étourdi par l’alcool, il manqua de trébucher en montant l’escalier, retint un éclat de rire. Arrivé devant la porte, il chercha sa clé, se pencha pour embrasser Mélanie dans le cou.
Qu’elle fût humiliée, déçue, ou paniquée à l’idée de le perdre, Marie-Jeanne allait quitter sa belle réserve pour éclater en sanglots ou lui cracher au visage.
Il entra le premier, alluma toutes les lumières du salon, fit autant de bruit qu’il put, retrouva une bouteille de vodka dans le congélateur, passa un disque de jazz, trinqua avec Mélanie puis l’enlaça.
Sans doute ne s’était-il pas assez signalé, la porte de la chambre restait close, Marie-Jeanne dormait à poings fermés, il allait devoir la réveiller et lui assener une méchanceté de soûlographe, la pire dont il serait capable, et dans la foulée il lui présenterait sa rencontre d’un soir.
Il entra dans la chambre, alluma le plafonnier et trouva le lit vide.
Sur la table de nuit, un billet plié.
Te voilà réparé, je crois. Sois heureux, tu le mérites.
Mélanie hésita à le rejoindre aussi promptement dans la chambre. Elle lui lança de loin :
— Et si on faisait d’abord connaissance ?
À six heures du matin, Yves Lehaleur se réveilla d’un sommeil dense et calme, ô combien mérité selon lui. Les femmes qui avaient traversé sa vie en étaient toutes sorties depuis hier, et la vie, avec ses hasards heureux et malheureux, allait reprendre son cours. Sans doute allait-il s’accorder une longue trêve afin de reposer ses sens émoussés par tant de nuits agitées, par cette inflation de plaisir, par son épuisant commerce avec elles toutes.
Dans la pénombre il vit clignoter le voyant rouge de son répondeur et la curiosité le poussa à se mettre debout. Il entendit le courtois mais sentencieux message d’une demoiselle Perrine Le Bihan, conseillère de son agence bancaire, et seule femme au monde à s’interroger sur le mode de vie de son client. Depuis plusieurs mois elle avait cherché à le joindre pour lui expliquer le principe d’une assurance-vie et lui demander à mots choisis pourquoi la sienne se réduisait comme une peau de chagrin. Désormais cette bataille semblait perdue ; dans son message, elle lui annonçait que son solde, jadis de 87000 €, était aujourd’hui créditeur de 26,45 €. Yves se rendit hommage pour avoir géré son budget de débauche avec une telle précision. Il passa un pantalon et un blouson, descendit dans la rue, se promena un long moment pour goûter à la fraîcheur du matin en se demandant comment dépenser, en ce début de week-end, ses dernières économies. Il s’arrêta devant la carte d’un hôtel chic qui proposait un brunch continental à 22 € — il ne trouverait pas mieux.
À quelques tables de là, sur une terrasse déserte, un couple de tout jeunes adultes, défraîchis par leur nuit blanche, raclaient le fond de leurs poches pour s’offrir un café. En fumant une Camel, ils commentèrent avec l’arrogance de leur âge leurs frasques de la nuit. Puis s’enlacèrent avec impudeur. Passionnés. Rayonnant de leur amour exclusif. Persuadés que Paris était à leurs pieds. Que le monde n’avait qu’à bien se tenir. Que l’avenir ne s’arrêterait plus.
En les épiant d’un œil attendri, Yves Lehaleur se dit que, malgré ses efforts, il n’était pas à l’abri d’un prochain amour.