— C’est la première fois que je viens, et sans doute la dernière. Après vous avoir raconté mon histoire, je disparaîtrai comme je sais si bien le faire.
Marie-Jeanne, satisfaite de son entrée en matière, comprit tout à coup pourquoi elle était venue.
— J’ai trente-sept ans. Je vis seule. Je n’ai pas souffert en amour. Je n’ai à me plaindre de rien. Mais j’ai récemment traversé un épisode qui mérite d’être décrit ici. À toutes fins utiles, je dois préciser que je n’ai pas eu d’enfant, malgré l’acharnement dont nous avons fait preuve, mon compagnon et moi. Nous nous étions imaginés en parents parfaits et aimants mais, après un interminable chemin de croix où nous avons tenté tout ce que la science nous proposait, ce rôle-là semblait ne pas nous être dévolu. Lassé, le compagnon en question est allé faire des enfants ailleurs, et pendant longtemps je me suis vue comme certains me voyaient : un être sec qui ne sera jamais tout à fait femme en n’étant jamais mère. À la longue, je me suis convaincue que nous n’étions pas toutes destinées à l’être, et j’ai vécu dix ans dans un relatif détachement, prête à vivre les expériences que la vie me proposait. Et notamment celle que je viens vous raconter, car s’il ne m’a pas été donné la chance de créer une vie, j’en ai toutefois sauvé une.
Son postulat posé, elle retint un instant la suite comme une conteuse qui sait embarquer son auditoire.
— J’ai entendu un jour par hasard — j’utilise hasard faute de mieux — un témoignage que jamais je n’aurais dû entendre. Un homme se plaignait. Un homme comme tant d’autres, pas bête mais pas spécialement brillant, plutôt drôle, mais souvent sans le vouloir, un homme que certaines d’entre vous auraient trouvé charmant, et que d’autres n’auraient pas même remarqué, bref, un homme comme nous en avons toutes connu un. Celui-là avait pourtant quelque chose d’exceptionnel : il en voulait à toutes les femmes du monde de l’avoir choisi pour se venger de la vilenie ancestrale des hommes.
Où avait-elle entendu ce témoignage ? Qui le lui avait rapporté ? Le tenait-elle de ce fameux soir où, devant une centaine de témoins, un homme s’était plaint d’une si terrible injustice, avec une si cruelle précision ? S’était-elle introduite dans cette société secrète ? Et si oui, comment avait-elle fait pour gruger cette assemblée où jamais aucune femme ne s’était mêlée ? Ou bien un indélicat lui en avait-il parlé, trahissant ainsi tous ses congénères ? Une chose semblait certaine : Marie-Jeanne Pereyres avait entendu Denis Benitez.
— J’ai toqué à la porte de cet homme-là et l’ai trouvé dans un tel état de confusion, de désordre intérieur, que ses dernières résistances ne m’ont pas empêchée de m’installer chez lui. J’étais libre de mon temps, avec assez d’économies pour tenir plusieurs mois, pourquoi ne pas tenter cette aventure unique ?
La seule dans l’auditoire à se demander comment une telle chose fut possible était justement l’une des nouvelles visiteuses. Pauline estimait que l’intervenante passait trop vite sur des points essentiels : quels mots avait-elle employés pour le convaincre de se laisser envahir ? S’était-elle interrogée sur les véritables raisons de se lancer un défi aussi invraisemblable ? Comment ne pas trouver suspect ce soudain dévouement pour un inconnu ? Pauline reconnut que ce qu’elle avait à raconter lui paraissait bien banal en comparaison de ce qu’elle entendait.
Quelque temps plus tôt, elle s’était appelée Mme Lehaleur, jusqu’au triste matin où, sans même s’en apercevoir, elle était redevenue Pauline Revel. À cause d’une escapade d’un soir, elle avait été répudiée comme une pécheresse, sans la moindre chance de rachat, et de se voir ainsi dans les yeux de son mari l’avait souillée. Elle avait désormais besoin de se confronter à des femmes, qui ne la jugeraient pas comme l’homme qu’elle avait aimé jadis l’avait jugée. Aujourd’hui, elle ne se sentait plus coupable de la fin tragique de leur couple, mais elle devait, une fois, une seule, raconter sa vérité.
— L’expérience a duré plusieurs mois, avec ses règles et ses contraintes, mais aussi ses joies, ses malheurs et ses excès.
Une autre nouvelle venue semblait terrassée par ce qu’elle entendait. S’immiscer dans la vie d’un homme, comme ça, sans le moindre lien, sans la moindre obligation, et par-dessus tout, sans rien à y gagner sinon une vague satisfaction morale. Christelle l’admettait, l’idée du geste gratuit la mettait mal à l’aise, surtout avec les hommes. Quand, durant ses heures de travail, elle enfilait la panoplie de Kris et se rendait chez ses clients pour qu’ils se repaissent de son corps, elle le faisait uniquement pour de l’argent et rien d’autre. Et c’était sans doute de ce « rien d’autre » qu’elle parlerait à ces femmes, sans rien cacher de ses activités, quitte à être la seule prostituée à avoir jamais franchi le seuil de cette porte.
— Si cette histoire vous intéresse, je peux vous en faire le récit détaillé.
Ce jeudi soir-là, il n’y aurait de place que pour un seul témoignage. Christelle, Pauline et les autres l’encouragèrent d’un simple silence.