— Et vous êtes nombreux ?
— Il paraît. C’est difficile à savoir pour les « bons cousins » de la base. Chaque vente, composée d’une vingtaine de personnes, ignore ce qui se passe dans les autres. Cela est préférable pour des raisons de sécurité.
— N’avez-vous pas au moins un chef ?
— Chaque vente en a un. Quant au chef suprême qu’ils connaissent tous et qu’en fait nous connaissons tous, je ne suis pas certaine que ce soit le vrai. Je parle du chef révélé car il en existe un autre, secret celui-là, ignoré du plus grand nombre.
— Qui est le chef révélé ?
— Le général de La Fayette, ce qui dit tout. Son âge et son esprit brouillon prouvent qu’il n’est rien qu’une façade, un nom, le symbole des vieilles libertés…
— Et, cette révolution, c’est pour bientôt ?
— Peut-être. Le Roi et son entourage accumulent les fautes. Voulez-vous un exemple : la suppression de la garde nationale à qui tout le peuple était attaché… Voyez-vous, la Cour s’oppose à trop d’intérêts privés et l’on commence à voir s’unir des gens que l’on n’aurait jamais imaginé voir travailler ensemble. Autre exemple : en janvier dernier, on a fondé un nouveau journal d’opposition : le National. Les trois hommes qui le dirigent sont d’abord deux publicistes, Thiers et Mignet, que l’on a surnommés les Frères Provençaux par allusion au célèbre restaurant. Le troisième est Alexis Carrel, un ancien bon cousin carbonaro. Quant à l’inspiratrice de ce journal d’opposition, ce n’est autre que la duchesse de Dino, la nièce très aimée… trop aimée, dit-on, du vieux Talleyrand. Enfin, pour compléter le tableau, je vous dirai que l’argent vient de chez le banquier Laffitte.
— J’entends. Et que veut cette opposition-là ? L’Empire, la République ?
— Ni l’un ni l’autre : la monarchie constitutionnelle qu’elle brûle d’offrir au duc Louis-Philippe d’Orléans… lequel brûle de l’accepter. Vous voyez qu’en France l’exercice de la politique n’est pas simple.
— Vous voulez dire que c’est effrayant !
— Une simple habitude à prendre. Quant à vous, de la façon dont se présentent vos affaires, il faudra bien que vous vous y fassiez. Un parti politique est une arme. Sa protection n’est pas à dédaigner et, de toute façon, en cette période, il n’est pas bon de rester isolée. Chacun choisit le camp qui lui convient. Au fait, mes visiteurs vous ont-ils à ce point captivée que vous n’ayez pas remarqué une absence ?
— Laquelle ?
— Mais celle de ce cher San Severo. Il devait venir ; il n’est pas venu… et n’a rien envoyé.
— C’est pourtant vrai, fit Hortense consternée. Je l’avais oublié. Dieu sait pourtant l’importance que cela a pour moi. Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Qu’il n’a aucune envie de vous donner de l’argent. Mais rassurez-vous. Nous allons, et tout de suite, lui rafraîchir la mémoire…
Félicia alla prendre place à un petit secrétaire, prit une plume neuve, du papier et griffonna rapidement quelques mots d’une grande écriture fantasque. Les quelques mots couvrirent la page blanche en un rien de temps. Elle ne relut pas, sabla, plia sa lettre, la scella d’un gros cachet de cire rouge qui lui donnait l’air d’une épître officielle puis agita une petite sonnette de bronze placée sur l’écritoire. Timour parut presque aussitôt :
— Prends la voiture et va porter cette lettre chez le prince San Severo.
— Moi ? Chez lui. Je croyais, maîtresse, que tu ne voulais plus que mes pieds se posent sur son sol maudit ?
— Le cas est exceptionnel. J’entends que cette lettre lui soit remise en main propre et tu es le seul qui ne se laissera pas détourner de son but. Mais ne tue personne et ne casse rien. Enfin… pas trop !
— Il y a une réponse ?
— Je pense bien. Une lettre… et un paquet. La lettre d’ailleurs n’est pas indispensable.
Enfouie au fond d’une bergère bleue, en plein désenchantement, Hortense observa la sortie du majordome d’un œil sceptique :
— Pensez-vous vraiment obtenir satisfaction ?
Félicia lui offrit un sourire rayonnant.
— Mais naturellement. Il est très difficile de dire « non » à Timour et quand il doit remplir une mission, aucune force humaine n’est capable de l’en empêcher…
— Il n’est tout de même pas à l’épreuve des balles ?
— Il l’est pourtant. Depuis que nous avons quitté Venise, Timour porte sous son habit une fine cotte de mailles, chef-d’œuvre d’un armurier florentin du XVIe siècle qu’il a découverte un jour dans le grenier du palais Morosini. Il entend qu’aucun geste un peu inconsidéré ne vienne me priver de mon meilleur gardien. Quand on vit comme je vis c’est une chose qu’il faut considérer…
Timour revint au moment où les deux femmes allaient passer à table. Il rapportait en effet une lettre et un petit paquet.
— Tu n’as rien cassé ? demanda Félicia.
— Rien, maîtresse. Simplement poussé une porte un peu fort. Je crois qu’il faudra faire changer la serrure…
Tandis que Félicia ouvrait le paquet qui pesait assez lourd et révéla cent écus, Hortense décachetait la lettre. En termes fleuris, le prince s’y excusait de n’avoir pas trouvé un instant pour se rendre lui-même chez la comtesse Morosini comme il en avait formé le projet puis s’excusait de la modicité de la somme envoyée :
« … A mon grand regret, je n’ai pu convaincre ces messieurs de la banque Granier de distraire une partie des fonds que l’on fait tenir régulièrement à Monsieur le marquis de Lauzargues. Ils sont trop importants pour que l’on y ajoute et j’ai dû prendre sur moi de vous faire tenir cent louis qui devraient, à mon sens, être suffisants pour un bref séjour…
La voix d’Hortense qui avait lu tout haut s’étrangla de fureur. Froissant nerveusement la lettre elle la roula en boule et l’envoya avec rage à l’autre bout de la pièce.
— Non seulement il ose me faire l’aumône mais il me renvoie à Lauzargues comme une gamine irresponsable ou comme une indésirable…
— Que vous êtes, n’en doutez pas un seul instant, dit Félicia qui s’en alla tranquillement ramasser la lettre pour la défroisser avant de la ranger dans son secrétaire. Je commence à me demander si tout cela n’a pas été soigneusement mis en scène pour vous dépouiller de votre fortune.
— Vous croyez ?
— C’est l’évidence même. Vous ne doutiez pas d’ailleurs de l’intérêt que votre bon oncle portait à vos biens mais je commence à croire qu’il n’est pas le seul et que San Severo est en train de s’attribuer une part du gâteau. Ce doit être assez facile quand on est à la tête d’une banque…
— Eh bien ! C’est ce que nous verrons. Demain, j’irai à la banque, je verrai au moins un administrateur. Certains, comme M. Girodet, M. de Dureville ou M. Didelot qui m’ont connue enfant me recevront…
— Je peux me tromper mais je crains fort que vous ne rencontriez là encore quelques surprises…
— Vous pensez qu’ils ne sont plus administrateurs ? Il est vrai que le bon Louis Vernet qui était le fondé de pouvoirs de mon père et son secrétaire privé a été remercié. Oh, si seulement je pouvais au moins le voir, lui… mais je ne connais même pas son adresse.