— Venez dîner ! Le calme et le contentement intime qu’apporte un bon repas aident à la réflexion.
Composé d’un potage aux champignons, d’épigrammes d’agneau accompagnées d’une purée de cardons et suivies d’œufs à la neige, le dîner était à la fois léger et délectable mais Hortense n’y fit pas grand honneur. Elle qui avait tellement cru que toutes choses s’arrangeraient pour elle dès qu’elle serait arrivée à Paris, elle avait à présent l’impression d’être prise au piège, petite mouche insignifiante, perdue, engluée au centre d’une énorme toile d’araignée, et elle ne voyait plus maintenant de moyen d’en sortir. Si elle ne pouvait disposer en rien de sa fortune, cette fortune qui décidément attirait par trop les convoitises, il lui serait impossible de mener à bien le plan, fort simple en vérité, qu’elle s’était tracé : faire venir son petit Étienne à Paris, l’y élever et vivre avec lui à l’écart des mouvements du monde. Surtout à l’écart des mouvements du monde car elle avait aussi caressé l’idée que Jean pourrait peut-être, un jour, la rejoindre.
Dans ces projets paisibles, le château de Berny avec ses grandes forêts et son merveilleux jardin tenait une place privilégiée. Et tandis que la malle-poste l’amenait vers la capitale, Hortense avait imaginé le petit garçon courant au milieu des parterres de roses, jouant avec un petit chien, montant un poney en attendant un cheval et apprenant, sous son regard tendre, à devenir un homme. Un homme auquel plus tard l’énorme charge de la banque serait remise… à moins qu’il ne préférât une autre carrière. Et tout ce beau rêve s’était écroulé sous quelques mots, cruels comme des balles : Berny avait été vendu, Berny appartenait à quelqu’un d’autre… Privée d’argent, Hortense n’aurait aucun moyen de racheter une autre maison, même beaucoup plus modeste. Tout cela était d’une tristesse infinie…
— Où êtes-vous, Hortense ? Très loin, j’imagine, dit Félicia qui avait gardé le silence durant tout le repas, se contentant d’observer le joli visage soucieux dont les yeux dorés, lourds de larmes contenues, demeuraient cachés sous les paupières… Hortense eut pour elle un petit sourire, tout petit mais qui représentait déjà une belle somme de courage.
— C’est vrai. Excusez-moi, Félicia. Je pensais à mon fils. Avec le sort qui m’est fait, à présent, je crains de ne pas le revoir de sitôt… à moins d’en passer par les volontés du marquis.
— Vous n’y songez pas, j’espère ? Vous rendre à merci ? Vous courber sous ses fourches Caudines déshonorantes ? Je ne vous le permettrai jamais. Il y a autre chose à faire.
— Et quoi ?
— Combattre, ma chère, c’est la seule manière d’espérer obtenir un jour la victoire.
— Encore faudrait-il posséder des armes.
— Les armes, cela se forge. La première chose importante est d’obtenir une vue claire de ce qui se passe ou s’est passé dans votre banque. Ainsi, demain, j’obtiendrai les noms de ceux qui en composent le conseil d’administration. Nous verrons bien s’il en subsiste quelques-uns parmi ceux qui formaient votre conseil de tutelle. Lequel conseil, bien sûr, a cessé d’exercer ses droits au jour de votre mariage. Ensuite, vous pourriez essayer de voir ce M. Vernet…
— Je vous ai dit que j’ignorais son adresse et cela m’étonnerait qu’on me la donne.
— A vous, non. Mais Livia, ma femme de chambre, est une parfaite comédienne. Nous l’enverrons, sous un déguisement, demander cette adresse. Ne fût-ce qu’au concierge de la banque. Et vous irez le voir discrètement. Je suppose qu’il doit être au courant de bien des choses. Le seul fait qu’on l’ait écarté en est une preuve. Ensuite, il faudra essayer de savoir ce que mon frère avait pu découvrir au juste touchant la mort de vos parents. Le sort que l’on vous fait me laisse supposer qu’il pourrait avoir raison… et qu’il y a eu crime.
Hortense devint soudain très rouge.
— Pardonnez-moi, mon amie, je me suis montrée d’un égoïsme incroyable en ne vous demandant même pas de nouvelles de ce jeune homme qui, pour avoir voulu m’avertir, a été jeté en prison… En vérité, je suis impardonnable.
— Impardonnable ? Mon Dieu non, dit Félicia, dont la voix se chargea tout à coup d’une lourde tristesse. Je serais bien incapable de vous en donner, des nouvelles. Je… Je ne sais toujours pas ce qu’il est devenu. Sans doute est-il toujours prisonnier, mais où ? Voilà ce que j’ignore, ce que je n’arrive pas à savoir. Dieu sait pourtant que, depuis mon arrivée en France, j’ai tout essayé.
— Mais, après son arrestation, il a dû être jugé ?
— Apparemment non. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’un agitateur politique, on se garde bien, ici, de le traduire en jugement. On l’enferme simplement. Où et pour combien de temps ? Personne n’en sait rien. Même ses compagnons carbonari n’ont rien pu me dire. Ce secret, c’est la force de la police, de ce qu’on appelle la justice, ici. Mais je ne désespère pas…
Tout en parlant, elle avait pris, sur une petite table de desserte, une boîte de bois des îles qu’elle ouvrit. A sa grande stupeur, Hortense vit qu’elle y prenait un long et mince cigare, en coupait l’une des extrémités puis, avec les gestes sûrs que crée l’habitude, l’allumait à l’une des bougies des chandeliers qui éclairaient la table. Ensuite, elle se laissa aller sur son siège et tira quelques longues bouffées, le regard perdu dans la fumée bleue du cigare dont l’odeur fine prit possession de la pièce…
Elle avait fermé les yeux pour mieux la savourer et, pendant un instant, le silence habita la petite salle à manger intime avec ses tentures jaunes et ses boiseries dorées qui reflétaient la lumière des chandelles. Hortense était tellement stupéfaite que c’était tout juste si elle osait respirer.
Consciente de l’effet produit, Félicia entrouvrit les yeux et sourit :
— Gageons que vous pensez à la tête que ferait la Mère de Gramont, notre directrice du Sacré-Cœur, si elle était à votre place en ce moment. En fait, j’en ai une idée assez claire en voyant la vôtre. Je vous choque horriblement ?
— Horriblement, non… Un peu tout de même. C’est… une habitude d’homme !
— Manger aussi est une habitude d’hommes, et boire. Pourtant toutes les femmes mangent ou boivent… certaines plus que les hommes même. J’en suis venue à penser qu’il n’y avait aucune raison pour qu’une femme ne fume pas. D’ailleurs, je ne suis pas la seule à Paris.
— Les dames fument ici ?
— Les dames non, ou alors en cachette. J’en connais au moins une qui le fait ouvertement : la baronne Aurore Dudevant, une Berrichonne qui est la maîtresse d’un publiciste et qui écrit. Il est vrai qu’elle s’habille parfois en homme et se fait appeler George mais ce n’en est pas moins une créature fascinante, d’une remarquable intelligence. D’après ce que je sais d’elle, je lui crois du talent. Deux ou trois fois, je l’ai rencontrée dans les salons, chez Julie Davillier, chez les Delessert. C’est là qu’elle m’a expliqué les vertus du cigare : il a des pouvoirs miraculeux pour aider à la détente et à la réflexion. Voulez-vous essayer ?
— Dieu non ! fit Hortense en riant. Cela ne me tente pas le moins du monde.
Félicia se leva, posa son cigare dans une coupelle d’onyx, chassa la fumée qui l’environnait puis vint à Hortense et, fraternellement, la prit dans ses bras :
— Ne vous découragez pas mon amie, fit-elle avec une soudaine gravité. Dites-vous que vous n’êtes plus seule dans ce Paris plein de pièges. Je suis à vos côtés pour autant qu’il vous plaira que j’y reste et, à nous deux, je nous crois capables de vaincre n’importe quelle difficulté…