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— Vous êtes bonne de me dire cela mais vous avez une vie déjà si compliquée, chère Félicia ! Je crains vraiment de vous la compliquer davantage…

— Chassez ce souci. Vous m’apportez au contraire la compagnie, l’appui… peut-être l’affection.

— N’en doutez pas un seul instant !

— J’en avais, figurez-vous, le plus grand besoin.

La minute d’émotion passa sur les deux jeunes femmes, également belles, également éprouvées par la vie mais qui étaient persuadées de pouvoir, à présent, s’appuyer l’une sur l’autre comme deux arbres un peu fragiles menacés par une tempête mais qui savent qu’en s’étayant l’un l’autre, ils acquerront de la force. Elles s’embrassèrent en se souhaitant une bonne nuit. Puis Félicia alla reprendre son cigare pour l’achever au salon tandis qu’Hortense remontait chez elle.

Enveloppée dans une robe de chambre de laine bleue qu’elle devait à la générosité d’Amicie Brémont, Hortense s’assit devant le petit bureau plat installé près d’une des deux fenêtres de sa chambre et se mit en devoir de faire son courrier. Elle disposa une feuille blanche sur le sous-main de cuir blond, la lissa d’un revers tout en cherchant ses premiers mots puis choisit une plume qu’elle tailla soigneusement et la trempa dans l’encre.

Cette première lettre s’écrivit toute seule. C’était très simple : Hortense l’adressait au docteur Brémont et à sa famille. Elle leur avait promis, en effet, de donner de ses nouvelles dès son arrivée et elle ne voulait pas qu’un retard, si léger fût-il, ne pût les laisser dans l’inquiétude ou, pire encore, leur faire croire que Paris pouvait lui faire oublier leur extrême gentillesse et les bienfaits qu’elle en avait reçus…

Mais, sa lettre achevée, Hortense reposa la plume et adossée au velours de son fauteuil s’accorda quelques instants de réflexion. Car c’était à présent un moment rare, un moment qu’il s’agissait de savourer dans toute sa plénitude : elle allait écrire à Jean de la Nuit, à l’homme qu’elle aimait et dont l’absence lui était aussi cruelle sinon plus que celle de son enfant.

C’était à François Devès, le fermier de Combert, qu’elle pensait adresser sa lettre car elle ne voyait vraiment aucun autre moyen de la faire tenir à Jean sans risquer de la voir tomber entre des mains hostiles…

Elle resta là un long moment, le regard perdu dans les flammes qui léchaient les grosses bûches et dont la chaude lumière se reflétait sur la dorure d’un cadre ou la sombre glace d’un grand miroir ancien. Le feu la ramenait à Lauzargues dans la chambre aux tentures vertes où, dans le petit secrétaire qui avait appartenu à sa mère, elle avait découvert l’ancien amour de Victoire pour un jeune paysan qui s’appelait François, où elle-même avait écrit sur des feuilles de papier jaunies les menus faits de sa vie quotidienne et les premiers émois d’un amour qui n’osait même pas dire son nom. Oui, le feu abolissait le temps, la distance. Il suffisait d’un tout petit effort d’imagination pour se croire encore là-bas…

Bien sûr, il y avait peu de chances d’entendre, dans le lointain, le hurlement d’un loup. Le roulement d’une voiture sur le pavé de la rue acheva de chasser l’illusion mais déjà Hortense recréait au plus chaud de son cœur la puissante silhouette de Jean, son rude visage aux yeux clairs, l’éclair blanc de ses dents quand il riait et la douceur de ses mains quand elles se posaient sur elle. Oh ! retrouver tout cela… cette chaleur… cette passion qu’ils vivaient à deux dans l’accord total de leurs corps et de leurs âmes, cette passion qu’un petit enfant faisait vivre à présent.

— Mon tout-petit… murmura Hortense, bouleversée à la pensée de ce morceau d’elle-même qu’on lui avait à peine laissé le temps d’embrasser avant de l’emporter chez une nourrice dont elle ne savait même pas le nom. Elle le revoyait pourtant bien clairement, son petit Étienne, avec ce visage si semblable à celui de Jean et l’arrogante crête de cheveux noirs qui surmontait son crâne rond de petit Auvergnat solide. Quand le reverrait-elle ? Combien de semaines, de mois s’écouleraient avant que ce grand bonheur lui soit donné, avant que l’enfant puisse enfin connaître les traits de sa mère ? Jean avait promis : « Je te le rendrai… » Mais où, quand, comment ? Déjà fallait-il qu’il le retrouvât et l’Auvergne était vaste, autant que la ruse du marquis de Lauzargues…

Hortense se redressa, reprit sa plume. A présent, le lien distendu par le voyage s’était resserré. Elle pouvait s’adresser à Jean comme si elle l’avait quitté la veille, comme si elle devait le revoir le lendemain. La plume posée sur la blancheur du papier traça d’elle-même :

« Mon amour… »

Il était tard quand, enfin, Hortense cacheta sa lettre à l’intérieur d’une autre lettre, beaucoup plus courte, destinée à François. Mais elle ne sentait plus la fatigue, ni la crainte des jours à venir. Peut-être que, dans quelque temps, Jean trouverait pour eux et l’enfant un asile inviolable dans quelque vallée profonde au cœur d’une forêt immense. Alors Hortense repartirait vers lui, abandonnant sans l’ombre d’un regret ses espoirs de vie confortable, sa fortune aux mains de ceux qui la convoitaient si fort… et même sa réputation…

Un instant, elle avait eu la tentation d’écrire aussi à Mlle de Combert mais elle avait estimé que ce ne serait peut-être pas prudent. Les liens qui attachaient Dauphine à Foulques de Lauzargues étaient trop forts. C’étaient ceux d’un amour qui depuis l’enfance ne s’était jamais démenti, n’avait jamais faibli. De toute évidence, dans la bataille qui opposait le marquis à sa belle-fille elle ne pouvait être que du côté de son amant… On verrait plus tard !…

L’âme en paix, Hortense alla couvrir de cendres le feu de la cheminée comme elle en avait pris l’habitude en Auvergne afin qu’il fût plus facile à ranimer le lendemain, ôta sa robe de chambre, souffla sa chandelle et se coucha.

Le lendemain, bien qu’on ne fût pas dimanche, elle décida d’entendre une messe et de se confesser. Il y avait des mois qu’elle ne s’était pas présentée au tribunal de la Pénitence et elle pensait que faire sa paix avec Dieu pouvait être une bonne chose. Sur le conseil de Félicia elle se rendit, à quelques maisons de celle de son amie, à la chapelle des Missions étrangères qui depuis 1802 servait de succursale à l’église Saint-Thomas d’Aquin, nettement plus éloignée.

Félicia l’avait dissuadée de se rendre auprès du chapelain des Dames du Sacré-Cœur ainsi qu’elle en avait eu primitivement l’intention :

— Le cher homme est habitué aux gentils péchés des jeunes filles, lui dit-elle à sa manière abrupte, il va se trouver débordé par votre… vie passionnée et risque de vous blesser. Vous trouverez plus de hauteur de vue chez ces prêtres qui, dans les terres païennes, affrontent la vie en ce qu’elle a de difficile et de cruel. Vous y trouverez sûrement plus de réconfort…

Le conseil était bon. Dans l’austère et froide chapelle de style janséniste, Hortense, derrière le grillage de bois du confessionnal, aperçut un jeune visage qui lui parut très pâle mais dont les yeux brillaient comme des étoiles dans la pénombre. La voix qui vint à elle était douce, chaleureuse et ce lui fut facile de tout dire. Quelque chose lui soufflait qu’aucune condamnation ne viendrait jeter l’anathème sur l’adultère si volontairement commis… Pourtant, sa voix à elle se brisa quand il fallut évoquer la mort d’Étienne.

— J’aurais dû deviner, sentir qu’il ne supporterait pas la venue de l’enfant. Sans doute alors, n’aurais-je pas fait ce que j’ai fait…