— J’en serais très heureux. Je m’intéresse passionnément aux peuples du Levant et, je vous l’avoue, j’ai eu tout à l’heure un véritable coup au cœur en me trouvant en face de votre serviteur. Un Turc, un vrai Turc ! Et à Paris ! j’ai essayé de l’aborder mais il est d’humeur plus que farouche. Alors je l’ai suivi…
— Vous l’avez même poursuivi, dit Hortense en riant. Vous êtes passés tous deux auprès de moi comme si le Diable était à vos trousses.
— … et je crois même que nous avons bien failli vous bousculer. Il faut me pardonner, madame, mais quand il s’agit de mon travail, je ne vois, je ne connais plus rien.
Les palabres pour décider Timour à poser pour le peintre durèrent infiniment moins longtemps qu’on ne le craignait. Une fois assuré que les intentions de cet inconnu étaient des plus honnêtes, le majordome laissa percer une certaine satisfaction à l’idée de voir son visage peint dans l’une de ces grandes compositions pour lesquelles Delacroix commençait à être célèbre, sinon toujours apprécié à sa juste valeur. On prit rendez-vous pour le lendemain et le Turc promit de se rendre vers trois heures dans l’atelier du peintre qui se situait au numéro 15 du quai Voltaire. Puis Delacroix remercia Félicia de son amabilité.
— C’est à moi de vous remercier, dit la jeune femme. Timour ne le montre guère mais il est immensément fier. Il voit là une sorte d’hommage rendu aux qualités physiques et même morales de son pays natal.
— En ce cas, il a tort. Puisque vous me faites l’honneur de vous intéresser à mon œuvre, madame, vous savez que mes sympathies vont à la Grèce martyre plus qu’à l’Empire ottoman. Mais il se trouve que j’ai vraiment besoin d’une physionomie aussi puissante que la sienne… Puis-je, avant de prendre congé, vous demander si je peux me permettre de revenir vous saluer ?
— Bien sûr. Je reçois tous les mercredis mais je suis souvent chez moi le soir vers sept heures…
— Je profiterai de la permission. Et peut-être aurai-je un jour le privilège de fixer votre visage sur la toile…
— Mon Dieu ! Vous êtes insatiable ! Et quel rôle m’attribueriez-vous ? Une captive, une favorite royale ?
— Non. Cet aspect conviendrait mieux à la blondeur de votre amie. Pour moi, votre visage évoque, je ne sais pourquoi, l’indépendance, la liberté…
Toujours avec la même exacte courtoisie, le peintre prit congé et se retira. Les deux femmes écoutèrent un instant le bruit de ses pas décroître sur les dalles du vestibule. Puis, quand on n’entendit plus rien, Félicia soupira :
— Je suis heureuse de le connaître ! Ses toiles sont étonnantes par la puissance et la passion qui en émanent. La critique les éreinte le plus souvent. Mais moi j’aime ! Quant à lui il est aussi étonnant que ses œuvres.
— Qui est-il au juste ? demanda Hortense. Il ressemble à un prince oriental…
— Oriental ? non. Mais pour le sang princier, vous ne vous trompez guère : il est le fils bâtard du vieux Talleyrand et d’une jolie bourgeoise appartenant à une grande famille d’ébénistes royaux. Un mélange extraordinaire comme vous voyez…
— Mais qui ne vous déplaît pas ? fit Hortense avec un sourire. Gageons que vous le recevrez de nouveau avec grand plaisir ?
— Mon Dieu, je l’avoue. Quand on a la chance de rencontrer un génie, ce serait un péché de lui fermer sa porte.
— Surtout quand ce génie voit en vous l’image même de la liberté ! conclut Hortense malicieusement.
Le retour de Livia que sa maîtresse avait envoyée rue Le Peletier, à la banque Granier, pour tenter d’y recueillir quelques informations mit fin à la conversation. Vêtue en bourgeoise cossue, les cheveux blanchis à la poudre, la camériste de la comtesse Morosini représentait un personnage tout à fait différent de ce qu’elle était habituellement. La transformation était étonnante. Mais les nouvelles qu’elle rapportait n’étaient pas bonnes : deux des anciens administrateurs dont Hortense avait conservé le souvenir, MM. Didelot et Girodet, avaient quitté ce monde. Le troisième, M. de Dureville, avait pris sa retraite et vivait retiré sur ses terres normandes.
— Et M. Vernet ? demanda Hortense avec anxiété. Avez-vous pu savoir ce qu’il est devenu ?
— Oui, Madame la Comtesse. C’est sans doute la seule bonne nouvelle que j’apporte : j’ai pu obtenir son adresse.
Elle tendit à Hortense un petit papier sur lequel une écriture maladroite avait inscrit quelques lignes.
— Je vous remercie, dit la jeune femme. C’est un renseignement précieux. Je m’y rendrai cet après-midi même.
CHAPITRE III
LA VOITURE NOIRE
Bordée d’anciens hôtels aristocratiques et de quelques maisons bourgeoises, la rue Garancière étirait sa voie étroite mais rectiligne entre le chevet de Saint-Sulpice et les dépendances du Luxembourg. En dépit de la présence de la mairie du XIe arrondissement, c’était une rue tranquille et calme, assez bien pavée car le trafic n’y était pas intense. Dominée par la masse blanche de l’église aux tours rondes et les grands toits du séminaire voisin, à deux pas de Saint-Germain des Prés et des trois églises de la montagne Sainte-Geneviève[5], elle se situait au cœur du quartier chrétien de Paris, ce qui faisait dire à certains esprits malintentionnés que l’odeur de l’encens et de l’eau bénite s’y respirait plus aisément que celle du crottin de cheval.
Hortense qui, vu la douceur du temps, avait choisi de venir à pied de la rue de Babylone, pensa que c’était sans doute un bon quartier pour prendre sa retraite mais qu’il ne correspondait guère au jeune homme aimable, élégant et un peu dandy dont elle avait gardé le souvenir.
La maison dont elle avait l’adresse se trouvait au numéro 10, au voisinage immédiat de la mairie qui occupait au 8 l’ancien hôtel de Sourdéac, et de la belle maison de la fontaine construite jadis sur l’ordre de la princesse Palatine pour fournir en eau tout le pâté de maisons. C’était, au fond d’une large cour défendue par un grand porche, un corps de bâtiment à trois étages construit en belles pierres blanches et coiffé d’ardoises fines. Une aristoloche aux longues fleurs jaunes et un petit lierre à feuilles courtes s’en disputaient les murs.
L’entrée d’Hortense dans la cour fit accourir le portier, petit bonhomme à cheveux gris et figure de furet qui mit son bonnet à la main à la vue de cette grande jeune femme en deuil dont l’allure n’était vraiment pas celle de tout le monde.
— Est-ce que je peux quelque chose pour le service de Madame ? demanda-t-il.
— Je pense. C’est bien ici que demeure M. Vernet ?
— Avec sa sainte mère, oui, Madame ! Pauvre jeune homme !…
Hortense haussa les sourcils.
— Est-il donc si à plaindre ?
— A plaindre ? Oh, Madame ! Je vois que Madame ne sait pas. Madame n’est peut-être pas une amie intime ?…
Visiblement, le portier brûlait de parler mais l’indiscrétion de ses questions déplaisait à Hortense. S’il était arrivé quelque chose à Louis Vernet, s’il y avait quelque chose à apprendre, elle préférait l’apprendre de sa bouche ou de celle de sa mère, puisque apparemment il vivait avec elle, et non de celle d’un concierge bavard…
— Je ne l’ai pas vu depuis quelque temps, se contenta-t-elle de répondre brièvement. Voulez-vous me dire à quel étage il habite ?
— A celui-ci, Madame, à celui-ci. La porte à droite de l’escalier. Grâce au Ciel, il a au moins comme cela la jouissance du jardin…
La porte que l’homme avait indiquée était une belle porte de chêne dont les cuivres, astiqués, brillaient comme de l’or dans la légère pénombre apportée par la volute de l’escalier. Hortense tira la sonnette qui pendait le long du chambranle et le tintement d’une cloche répondit à son appel.