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— Exactement. Ils ont continué à protester même après qu’un ordre royal eut intronisé officiellement le prince parmi les dirigeants de la banque. Ils n’ont pas fait long feu alors… sauf M. de Dureville qui a eu le bon esprit de prendre sa retraite en Normandie.

— Vous voulez dire… qu’on les a tués ?

— Ils sont morts bien opportunément en tout cas. Quant à moi…

Il hésita un moment comme si l’évocation de ce qu’il avait enduré lui était tout à coup insupportable. Mais il était trop engagé à présent pour reculer.

— Eh bien ? dit Hortense dont le cœur battait à un rythme inhabituel.

— Moi donc, j’avais toujours refusé farouchement d’abandonner le poste où votre père m’avait placé. Je pensais qu’il y fallait quelqu’un de fidèle, quelqu’un qui aurait en vue vos seuls intérêts. Plusieurs fois, M. San Severo s’était entretenu avec moi. Il tentait de me persuader de partir pour notre succursale de Bruxelles, ou notre bureau de Londres. Mais je n’aimais pas ce qui se passait à la banque, ces têtes nouvelles que la Cour y imposait. Un soir, alors que je rentrais chez moi, mon cabriolet, que je conduisais moi-même, a été arrêté par quatre hommes dont l’un s’est jeté à la tête de mon cheval. C’était sur le Pont-Neuf et l’endroit était désert car il était tard. Ensuite on m’a jeté à bas de mon siège, roué de coups de bâton mais l’un des hommes avait un couteau et m’en a porté un coup… Heureusement pour moi une voiture arrivait en sens inverse. Mes agresseurs ont paré au plus pressé. Ils m’ont pris qui par les pieds qui par les épaules et jeté à la Seine puis ils se sont enfuis avec ma voiture…

On était en décembre. Le fleuve était glacial et quand des mariniers m’ont tiré de l’eau, je ne sentais plus mes jambes. Ma blessure, heureusement, n’était pas grave : la lame avait dévié sur une côte mais j’avais perdu du sang…

Il y eut un silence. Horrifiée, Hortense ne trouvait rien à dire et Louis Vernet s’efforçait de maîtriser son émotion. Il tendit la main vers une carafe d’eau posée à sa portée, s’en versa un verre et le but d’un trait. Puis s’excusa.

— Pardonnez-moi, je ne vous ai rien offert. Voulez-vous du café, du sirop d’orgeat ?

— Rien, je vous remercie. Je suis bouleversée… Ainsi vous avez tout de même été sauvé ?

— Oui. J’ai un oncle médecin à l’Hôtel-Dieu. C’est lui qui m’a soigné et il a fait son possible pour me rendre l’usage de mes jambes. Malheureusement… c’était plus qu’impossible… alors, j’ai voulu porter plainte, faire rechercher mes agresseurs…

— On les a retrouvés ?

— Il aurait fallu pour cela les chercher. L’attentat avait eu lieu depuis quelques jours quand j’ai reçu un paquet et une lettre. Le paquet contenait une belle somme d’argent et la lettre quelques mots, sans signature, bien entendu.

— Que disait-elle ?

— « Si vous voulez vivre encore et ne pas mettre en danger ceux que vous aimez, tenez-vous tranquille. Il ne vous arrivera rien tant que vous vous tairez… »

A nouveau le silence, puis la voix de Mme Vernet se fit entendre :

— Vous comprenez à présent, madame, pourquoi je ne voulais pas vous laisser entrer ? Si quelqu’un vous a suivie…

— La rue était bien déserte quand je suis arrivée : je n’ai rencontré que deux religieuses. D’ailleurs je vis chez une amie et n’ai pas assez d’importance pour que l’on me fasse suivre.

Vernet fronça les sourcils :

— Si vous voulez dire que vous n’êtes plus une gêne pour ceux qui souhaitaient s’approprier votre fortune, vous avez sans doute raison. Néanmoins, prenez garde. Ceux qui ont abattu vos parents ne reculent devant rien et, malheureusement, ils ont tous les appuis politiques qu’ils veulent…

— Qui sont-ils, selon vous ?…

— Mon fils vous a suffisamment répondu, madame, coupa la mère. Je vous en prie, laissez-le !

— Vous n’êtes guère hospitalière, ma mère, reprocha l’infirme. Cela ne vous ressemble pas… J’aimerais pouvoir vous répondre, mademoiselle Hortense. Mais en vérité je ne sais rien de précis.

— Une chose tout de même : le prince San Severo et le marquis de Lauzargues se connaissent-ils ?

— Non seulement ils se connaissent mais ils sont amis. Cela, je peux vous le dire avec certitude.

— Bien… merci… Merci de ce que vous venez de faire pour moi, monsieur Vernet. J’aimerais pouvoir faire quelque chose, à mon tour. Malheureusement je me sens affreusement faible… et démunie. Néanmoins, si je puis vous être agréable en quoi que ce soit…

Elle n’acheva pas sa phrase. La main de Louis Vernet avait saisi la sienne et la serrait, la serrait tandis qu’une flamme sauvage s’allumait dans ses yeux, si mornes encore quelques instants plus tôt :

— On dit que dans Paris, la révolte est sur le point d’éclater, que dans l’ombre des groupes se préparent, s’organisent. S’ils réussissent à abattre cette royauté pourrie, les choses changeront peut-être pour vous. Les langues se délieront et peut-être apprendrez-vous ce que vous souhaitez apprendre. Alors…

— Alors ?

— Alors, vengez-vous ! Vous me vengerez par la même occasion et je crois que j’aurai alors un peu de bonheur…

Il lâcha la main d’Hortense et ferma les yeux tandis que sa mère passait sur son front un mouchoir imbibé d’une fraîche eau de senteur.

— Le goût de la vengeance est âcre, mon fils… Il empoisonnerait ton âme… Il y a Dieu…

D’un geste impatient, Louis Vernet rejeta le mouchoir, repoussant sa mère du même coup mais sans brutalité :

— Dieu n’était pas sur le Pont-Neuf, ma mère… Et il ne me reste rien à quoi accrocher ma vie, sinon le besoin d’apprendre un jour que ceux qui l’ont brisée ont enfin payé…

Il semblait avoir oublié Hortense. Sur la pointe des pieds, comme si cette pièce était la chambre d’un mourant, celle-ci se dirigea vers la porte, suivie de Mme Vernet, qui essuyait ses yeux.

— Je vais vous raccompagner jusqu’à la rue, dit-elle. Et ne m’en veuillez pas de ce que je dirai alors… Il faut que je le protège… qu’il ait au moins la paix.

En effet, au seuil du porche, la mère de l’infirme se mit à crier :

— Ne revenez pas ici, madame ! Ne revenez jamais ! Nous ne savons rien de vos affaires et nous ne voulons rien en savoir.

Puis, tournant les talons, elle revint vers la maison en intimant au portier l’ordre de ne plus jamais laisser passer cette dame en noir. Celui-ci, du coup, referma le portail comme si toute une armée ennemie s’apprêtait à lui donner l’assaut…

Hortense faillit protester. Bien que prévenue, elle ne s’attendait pas à cette algarade publique. Évidemment, il y avait peu de monde dans la rue – un couple qui sortait de la mairie et remontait vers le Luxembourg – mais c’était tout de même très désagréable. Elle eut envie de se mettre en colère mais réussit à se contenir. Cette pauvre femme mourait de peur et elle avait déjà tant souffert ! Pour rien au monde, Hortense n’eût voulu ajouter à ses chagrins. Se contentant de hausser les épaules, ce qui était une manière comme une autre de jouer le jeu, elle reprit son chemin en direction de l’église Saint-Sulpice.

Le couple ayant disparu derrière elle, il n’y avait plus que deux promeneurs dans la rue : un jeune prêtre qui, le nez au vent, semblait chercher quelque chose et un homme vêtu de noir qui venait en sens inverse d’Hortense, les yeux fichés à terre, une canne à la main.

Une vague angoisse serrait le cœur de la jeune femme qui se proposa d’entrer un moment dans l’église pour tenter de retrouver sa sérénité. Elle venait, en effet, de jeter un regard dans une sorte d’enfer comme elle n’imaginait pas qu’il pût en exister. Quelle sorte de gens étaient donc ses contemporains et surtout à quelle espèce humaine appartenaient ceux qui, depuis la mort de ses parents, s’étaient abattus comme des oiseaux de malheur sur la banque familiale ? De toute évidence, il ne faisait aucun doute, pour Louis Vernet, qu’Hortense n’aurait aucun droit à la fortune de son père, sinon celui de la transmettre à son fils. En admettant même qu’il en restât quelque chose car le marquis avait les dents longues et il était apparu que ce prince San Severo qui, cependant, n’y avait aucun droit, semblait fermement décidé à en prendre une part. On ne met pas en œuvre de tels moyens quand les intentions sont pures…