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Perdue dans ses pensées, Hortense ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour d’elle. Elle suivait d’un pas lent la rue qui allait se rétrécissant et arrivait à la hauteur de l’homme à la canne quand un bruit de tonnerre la fit retourner. Lancée à fond de train, de toute la vitesse de ses deux chevaux, une voiture noire fonçait droit sur elle… Terrifiée, car elle ne voyait pas comment elle pourrait éviter l’attelage, elle n’eut pour toute réaction qu’un cri… Encore une seconde et elle aurait été piétinée, écrasée par les roues ferrées qui grondaient dans ses oreilles avec un bruit d’apocalypse quand elle se sentit saisie par des mains sans douceur, aplatie dans le renfoncement d’une porte et à demi étouffée par un corps fleurant le tabac qui se pressait contre le sien…

La voiture passa en trombe, si proche du couple qu’on en sentit le vent. A peine fut-elle passée que le sauveur d’Hortense la saisissait par la main et l’entraînait au pas de course, jusqu’à l’escalier latéral de Saint-Sulpice qu’il lui fit monter. Ce fut seulement quand ils furent à l’abri de l’église, qu’il demanda :

— Vous n’avez rien ?

Elle fit signe que non, fermant à demi les yeux, au bord de l’évanouissement, mais les rouvrit aussitôt en constatant que cette voix lui était connue et que, d’ailleurs, elle s’écriait :

— Madame Coudert ? Comment ?… C’est vous ?

Elle reconnut alors le colonel Duchamp, ce compagnon de voyage qui s’était si obligeamment mis à son service au moment de l’arrivée à Paris. Et elle se rappela à temps qu’il ne la connaissait, en effet, que sous une fausse identité.

— Comment vous remercier, colonel ? soupira-t-elle en reprenant peu à peu son souffle. Sans vous, je crois que je ne serais plus vivante à la minute présente.

Sourcils durement froncés, il la considérait, perplexe.

— Est-ce à vous que ces gens en voulaient ?

— Je ne vois que deux solutions, fit-elle en s’efforçant de sourire. Si ce n’était à moi, c’était à vous ?

— Cela m’étonnerait. Je suis ici en séjour régulier, appelé par un ami qui occupe un certain rang au ministère. Et j’allais simplement revoir les jardins du Luxembourg où j’ai des souvenirs. Mais vous ? Avez-vous quelques raisons de croire que l’on puisse en vouloir à votre vie ? Avez-vous des ennemis ?…

Le regard gris dont il scrutait le visage pale de la jeune femme était franc, direct et inspirait confiance. Et puis, cet homme dont elle savait qu’il était un officier en demi-solde, donc un ennemi presque obligatoire du régime, n’était pas un inconnu pour elle…

— J’ai peur que oui. A présent, colonel, recevez mes chaleureux remerciements et ne vous attardez pas davantage auprès de moi. Je suis en sûreté dans cette église où je vais prier un instant. Quant à vous, je ne voudrais pas vous priver de cette promenade dont vous vous promettiez du plaisir…

— Le Luxembourg ne s’envolera pas, madame Coudert. Quant à vous, il faudra bien que vous en sortiez, de cette église. Aussi, vous allez me permettre de vous ramener chez vous. On peut vous guetter encore… puisque le coup a manqué.

— Ceux qui l’ont monté peuvent supposer qu’il a réussi puisqu’ils ne sont pas revenus voir ce qu’il en était…

— Ils peuvent être embusqués près d’ici, tout disposés à recommencer. Restez ici à prier un instant, si vous le voulez. Cela vous remettra. Pendant ce temps, je vais chercher une voiture…

— Ce n’est pas la peine, croyez-moi. Je peux très bien rentrer à pied. Et si vous voulez bien m’offrir votre bras.

— Rentrer à pied ? A la Chaussée d’Antin ?

Elle se souvint qu’en effet c’était lui qui avait, dans la cour des Messageries, donné l’adresse au cocher de son cabriolet.

— Je n’habite pas Chaussée d’Antin. Je ne l’habite plus tout au moins. Je loge rue de Babylone chez une amie, la comtesse Morosini. Vous voulez bien m’attendre un moment ?

Il s’écarta discrètement tandis qu’elle gagnait la chapelle de la Vierge et allait s’agenouiller au pied de la superbe statue de Pigalle représentant la Madone et l’Enfant. Là, elle s’abîma un instant dans sa prière, implorant le ciel de calmer les battements désordonnés de son cœur, de chasser cette peur qui s’insinuait en elle, livide, glacée et menaçait de la paralyser. Elle bénissait à présent Mme Vernet de lui avoir ménagé la sortie que l’on sait car il ne faisait plus aucun doute pour Hortense qu’elle était suivie et menacée. Tout au moins tant qu’elle resterait à Paris.

Elle écourta néanmoins sa prière pour ne pas abuser de la patience de son compagnon et le rejoignit.

— Vous voulez vraiment rentrer à pied ? demanda-t-il.

— Oui, vraiment. La marche me fera du bien…

Au bras du colonel, Hortense descendit le grand escalier de façade. Un peu de soleil avait fini par percer les grisailles du ciel et arrachait des étincelles joyeuses à la fontaine de la place où des pigeons se promenaient à pas lents. Le décor était si paisible qu’il acheva de réconforter la jeune femme, déjà un peu remise par sa prière. Et puis, le bras qui la soutenait semblait solide. Personne, sûrement, ne s’attaquerait à elle tant qu’elle serait aux côtés d’un tel défenseur.

Tous deux cheminèrent un moment en silence. Duchamp, visiblement, réfléchissait et Hortense n’osait pas troubler sa méditation. Pourtant, elle savait que la plus simple reconnaissance lui faisait un devoir de lever pour lui le masque, bien fragile, qu’elle avait porté tout au long du voyage. Elle le souhaitait même car, en cet homme énergique, elle devinait un esprit intelligent, capable de lui donner de bons conseils. Et Dieu savait si elle en avait besoin !… Mais comment engager de nouveau la conversation ? Après tout, peut-être le colonel n’avait-il pas envie d’en savoir davantage ?

Elle se trompait car, au bout d’un moment, il dit, sans la regarder :

— Ne me répondez pas si cela vous déplaît, madame… mais je ne crois pas que vous vous appeliez réellement Mme Coudert, ni que vous soyez provinciale.

— Je suis la comtesse de Lauzargues et quand vous m’avez rencontrée, je fuyais le château de mon beau-père qui est aussi mon oncle. De là le pseudonyme que j’ai pris. En outre, je suis née à Paris. Je m’appelais Hortense Granier de Berny.

— Vous êtes la fille du banquier assassiné ?

Elle le regarda, sincèrement surprise.

— Pourquoi dites-vous assassiné alors que tout un chacun croit qu’il s’est donné la mort après avoir tué ma mère ?

— Tout un chacun ? Allons donc ! Dites la Cour et tout ceux que cela arrange de croire cette sinistre fable. Votre père était trop riche et, surtout, on lui reprochait d’avoir trop bien servi l’Empereur. Il ne lui est rien arrivé sous Louis XVIII qui était un homme intelligent et qui savait où étaient les intérêts du royaume. Mais la mort du Roi a lâché la bride à tous les appétits rentrés. Charles X est un tel imbécile qu’on peut lui faire avaler n’importe quelle couleuvre pourvu qu’elle soit présentée avec toutes les formes de l’étiquette de Versailles !… Quant à vous, que vous soyez en danger à présent, ne m’étonne plus guère.