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— Vous n’imaginez pas le bien que vous me faites en pensant ainsi. Déjà, au jour de l’enterrement de mes parents, quelqu’un était venu crier la vérité…

— Je sais ! Ce jeune fou de Gianfranco Orsini dont on ne sait plus rien à présent… et qui doit pourrir dans quelque prison bien cachée.

— Vous le connaissiez ?

— Un peu. Voyez-vous, tous ceux qui veulent en finir avec ce régime étouffant sont frères et se reconnaissent pour tels. Avez-vous, au moins, un asile sûr ? Cette amie qui vous héberge…

— … est la propre sœur de Gianfranco Orsini. Elle aussi cherche désespérément sa trace…

Un éclair de joie illumina le visage ordinairement sévère de Duchamp, lui rendant une jeunesse que les épreuves subies depuis la chute de l’Empire avaient fait disparaître.

— Nous allons chez elle, alors ?

— Mais oui… !

— Alors, allons-y vite !

Le récit du danger couru par son amie arracha des cris d’indignation à Félicia. Puis une décision à laquelle Duchamp applaudit.

— Quand vous aurez à sortir, décréta-t-elle, Timour vous accompagnera, ou encore Gaetano avec la voiture. Mais le mieux serait encore que vous n’ayez plus à sortir seule.

Cela dit, elle remercia le colonel de son aide miraculeuse puis, ayant appris qu’il avait connu son frère, l’invita à dîner sans plus de façons. Mais il déclina l’invitation :

— Je suis venu à Paris sous l’égide d’un ancien camarade qui a su conserver sa place à la Police et qui est des nôtres secrètement mais j’y suis venu dans un but bien précis. Ma promenade au Luxembourg n’était qu’un passe-temps agréable en attendant l’heure d’un rendez-vous. Je ne vous en remercie pas moins, comtesse…

— Une autre fois, peut-être ?

— Ce sera avec plaisir… Mme… Coudert sait où me trouver…

— Comptez-vous rester longtemps à Paris ?

— Assez longtemps, j’espère pour y voir changer les choses. A moins que l’on ne m’arrête.

— En ce cas, prenez bien garde à vous ! dit Hortense en lui tendant une main qu’il baisa avec élégance, sans doute, mais aussi une sorte de dévotion.

— Cet homme-là est amoureux de vous, Hortense, affirma Félicia dès que Duchamp eut disparu escorté jusqu’à la porte de la rue par Timour.

— Ce serait une maladie bien soudaine. Je ne vois pas quand il en aurait pris le temps…

— Je sais ce que je dis. En tout cas, c’est une bonne recrue. Cet homme-là est des nôtres ou je ne suis plus une Orsini…

— Vous pensez que c’est un…

— Un carbonaro ? Sans aucun doute ! Et je vous dirais même mieux, il est sûrement venu à Paris appelé par sa « vente » en vue d’une mission… D’ailleurs, nous allons nous en assurer.

Félicia achevait à peine de parler qu’elle s’était déjà installée à son secrétaire et couvrait une grande page de son écriture nerveuse…

Déjà au couvent, Félicia avait toujours eu une extrême facilité pour écrire. Les devoirs qu’elle rendait étaient abondants, prolixes même, et rédigés dans un style imagé qui faisait la joie des connaisseurs mais déchaînait parfois l’hilarité des ignares. Hilarité qui se devait de demeurer feutrée car on craignait les rebuffades de la jeune princesse Orsini autant que son orgueil de caste. Il semblait qu’elle n’eût rien perdu de ce talent car, en un rien de temps, la page fut remplie, séchée, cachetée. Et Timour, appelé par une sonnette impatiente, était aux ordres :

— Ce mot à qui tu sais, où tu sais ! ordonna Félicia. Puis, comme le serviteur s’éloignait, elle s’excusa auprès de son amie des termes sibyllins de son commandement.

— Je n’ai pas encore le droit de vous mettre au fait de certains secrets, lui dit-elle, mais je demande justement dans cette lettre l’autorisation de vous instruire étant donné la situation particulière et… dangereuse qui est la vôtre. Or, c’est aujourd’hui le premier jeudi du mois…

— Ah ! fit Hortense qui ne voyait pas ce que tout cela pouvait signifier mais ne cherchait pas à l’éclaircir. Félicia se mit à rire.

— Cela ne vous dit rien, n’est-ce pas ?

— Rien du tout, en effet.

— C’est très simple pourtant : le jeudi est la veille du vendredi et certaine « vente » dont je suis proche se réunit toujours le premier vendredi du mois…

Il était assez tard quand Timour revint, porteur d’un petit billet dont le contenu sembla satisfaire tout à fait la comtesse Morosini, car elle souriait en le dépliant dans la cheminée.

— Demain soir, si vous le désirez, vous êtes autorisée à m’accompagner chez des amis. Viendrez-vous ?

— Vous savez bien, Félicia, que j’irais avec vous jusqu’en enfer si cela pouvait m’aider à mettre ordre à mes affaires et surtout à venger les miens…

— Pour demain, vous n’irez pas plus loin que le Palais-Royal. Nous prendrons cependant certaines précautions puisque apparemment on vous surveille…

— Mais enfin qui peut me surveiller ou me faire surveiller. Personne ne sait que je suis ici !

— Sauf ce cher San Severo. Avez-vous pu voir quelque détail de la voiture qui vous attaquait ?

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il s’agissait d’une voiture noire attelée de deux chevaux. Je n’ai rien vu d’autre : le colonel Duchamp m’avait aplati le nez contre une porte. Vous ne pensez tout de même pas que la Police…

— La Police vous arrêterait sous un prétexte quelconque, fumeux très certainement, mais ne vous tuerait pas. On vous enfermerait jusqu’à ce que l’on juge que vous avez cessé d’être gênante. Je croirais plutôt…

Elle arrêta sa phrase, réfléchit un moment, puis reprit :

— Au fond qui gênez-vous le plus ?

— Le marquis de Lauzargues, bien sûr, puisqu’il voulait ma mort…

— Je ne crois pas qu’il vous aurait tuée. Il a sans doute voulu vous faire très peur pour vous amener à composition. Il vous aime…

— Vous appelez ça aimer ? s’écria Hortense révoltée.

— Tout au moins il vous désire comme il désirait sa sœur. Et vous êtes à présent sa seule chance de jamais assouvir ce désir ancien… D’ailleurs, il faudrait qu’il vous sache à Paris et même s’il entretient des relations avec San Severo, la peste n’a pas encore atteint à ce degré de rapidité. Je crois, moi, qu’il y a ici quelqu’un que vous gênez bien davantage… et surtout plus immédiatement.

— Vous voulez dire : le prince ?

— Eh oui, le prince à qui vous n’avez pas craint de laisser entendre que vous souhaitiez récupérer votre hôtel, le prince qui n’a aucune envie de vous voir réclamer auprès de ces messieurs de la banque tout ce que l’on vous a… dirais-je, volé ? A commencer par le château familial.

— Et vous croyez qu’il pourrait aller jusqu’à tenter de me tuer ?

— Je me demande même s’il n’en a pas eu l’idée dès le premier soir. Souvenez-vous de la voiture qui vous attendait. C’était une voiture noire, sans armoirie, attelée de deux chevaux. Souvenez-vous que je me suis étonnée de ne pas voir sur le siège son cocher habituel, Luigi. Le prince nous a donné des explications plutôt vagues.

— Mais enfin, Félicia, c’est de la folie ! Qu’aurait-il pu faire ? Je lui avais demandé de me faire conduire auprès de Mère Barat, chez les Dames de la rue de Varenne.

— Vous n’y seriez probablement jamais arrivée. Réfléchissez, voyons ! Personne ne savait votre arrivée à Paris hormis San Severo..