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— Et le vieux Mauger, l’ancien cocher de ma mère, qui est…

— … portier rue de la Chaussée d’Antin ! Autant dire personne, Si San Severo voulait vous faire disparaître, c’était l’occasion rêvée. Une fois dans la voiture bien fermée, on pouvait vous emmener n’importe où. De préférence dans la Seine avec une pierre au cou. L’homme qui devait vous conduire avait la taille d’un ours adulte. Vous n’auriez pas pesé lourd…

Accablée sous l’impitoyable logique de son amie, Hortense se laissa tomber sur une chaise et se mit à pleurer. N’y avait-il donc au monde que des gens avides qui en voulaient à sa vie pour mieux s’approprier sa fortune ? Elle se sentait lasse à mourir et regrettait amèrement à présent d’avoir obéi à Jean, d’avoir fui l’Auvergne. Elle n’aurait jamais dû aller plus loin que Chaudes-Aigues. Elle aurait dû insister pour qu’on lui trouve un asile sûr, bien caché… un couvent peut-être dont les portes eussent arrêté la malfaisance du marquis. Or, elle n’était venue à Paris que pour y constater qu’elle n’était plus rien sinon un pion gênant sur un échiquier où les rapaces évoluaient presque à visage découvert, à serres ouvertes…

Agenouillée devant elle, Félicia écarta doucement les mains qu’elle tenait appliquées sur son visage, découvrant des yeux déjà rougis, des joues vernies de larmes.

— Je n’ai pas changé, Hortense, dit-elle gentiment. J’ai toujours gardé la mauvaise habitude de dire les choses trop brutalement. Il ne faut pas m’en vouloir…

— Je ne vous en veux pas, Félicia. C’est à moi que j’en veux d’être venue follement me jeter dans ce piège… et vous y jeter vous aussi par la même occasion. Je crois que… je ferais mieux de retourner en Auvergne…

— Pour y retrouver votre délicieux beau-père ? Êtes-vous folle ?

— Non. Pour y retrouver au moins Jean. Je suis sûre qu’il pourrait me cacher quelque part…

— Vous dites des pauvretés. S’il l’avait pu, il l’aurait sans doute fait sans attendre que vous le lui demandiez. Il est probable qu’entre lui et le marquis la guerre est déclarée à cette heure. Il n’a sûrement pas besoin de vous. En outre, je vous rappelle qu’il n’y a pas cinq minutes vous vous déclariez prête à me suivre jusqu’en enfer pour venger vos parents. Où sont vos belles résolutions ?

Il y eut un silence. Puis, avec un soupir, Hortense se releva, essuya son visage et rejeta les mèches de cheveux qui retombaient devant ses yeux.

— Vous avez raison, dit-elle enfin avec un sourire encore tremblant, je dis des pauvretés…

Il était déjà tard et la nuit était tombée quand Félicia pria Hortense de venir dans sa chambre pour lui faire endosser des habits d’homme. Depuis vingt bonnes minutes déjà, Livia, enveloppée d’un manteau de soirée et empanachée, était partie avec Gaetano et la voiture pour laisser croire aux observateurs éventuels que sa maîtresse se rendait à une soirée.

Le déguisement amusa Hortense. Elle et Félicia étaient de même taille et celle-ci possédait plusieurs jeux d’habits masculins.

— C’est très commode quand on veut passer inaperçue… ou quand on veut se faire remarquer comme la baronne Dudevant qui d’ailleurs vient de décider de prendre un pseudonyme : elle se fait appeler George… Sand, je crois bien. Tout dépend de l’endroit où l’on se rend : dans un salon, nous ferions sensation mais dans un café, à cette heure-ci, c’est habillées comme d’habitude qu’on nous remarquerait…

Une chemise blanche à jabot, une redingote prune cintrée et quelque peu juponnante, un pantalon gris firent d’Hortense un personnage hybride et charmant. La difficulté se présenta avec les chaussures mais la jeune femme possédait des escarpins plats qui s’accommodèrent assez bien du pantalon à sous-pieds. Quand Félicia eut tressé ses cheveux, les eut ramenés au-dessus de la tête et eut placé dessus un haut-de-forme gris en laissant dépasser tout autour quelques mèches, Hortense ressembla à un très jeune homme qui d’ailleurs ne manquait pas d’allure. Une badine à tenir sous le bras compléta la transformation.

Félicia, pour sa part, avait choisi un costume vert bouteille et un pantalon noir et Hortense s’amusa beaucoup en la voyant coller autour de ses maxillaires un mince collier de barbe postiche qui en faisait un fort beau garçon, suffisamment viril pour être crédible.

Ainsi équipées, les deux amies quittèrent l’hôtel aussi discrètement que possible. Envoyé en éclaireur, Timour avait rapporté qu’aucune présence suspecte, aucune voiture inquiétante ne se trouvaient aux alentours. Elles partirent à pied, au pas de promenade, et gagnèrent le boulevard des Invalides où elles étaient certaines de trouver des fiacres. Elles en trouvèrent un presque aussitôt, en effet, et quelques instants plus tard elles roulaient en direction du Palais-Royal.

Le cœur battait un peu à Hortense à l’idée de se rendre dans ce lieu dont la réputation n’était pas des plus pures. Une vague anxiété se mêlait en elle à une curiosité bien de son âge. Elle le dit à Félicia qui éclata de rire :

— Pour… un Parisien, je vous trouve bien provincial, mon cher ! Il est vrai que vous êtes si jeune ! Mais on ne peut se vanter de connaître notre capitale si l’on n’a pas visité au moins une fois le Palais-Royal. C’est très… pittoresque, vous verrez…

Depuis l’année précédente, le fameux palais-centre commercial, était débarrassé des galeries de bois qui enlaidissaient la belle architecture de Victor Louis et cachaient en partie les jardins. De même, on avait fait disparaître les enseignes et autres verrues qui déparaient les harmonieuses façades.

Même élevée dans un couvent, une Parisienne se devait d’avoir au moins entendu parler du Palais-Royal, à mots couverts, bien sûr, car on disait que c’était un mauvais lieu où une femme honnête ne saurait mettre le pied sinon dans la journée et à des endroits bien précis : ceux où il lui était possible de faire son marché. Ainsi, dès les premières lueurs du jour, bourgeoises et cuisinières de grandes maisons se retrouvaient chez les grands marchands de comestibles : Hyrment, spécialisé dans les charcuteries fines, les truffes, les homards, les liqueurs et les vinaigres, Chevet, le maître du gibier à poil, à plume et aussi des produits de la mer, enfin Corcellet, le plus beau magasin des célèbres galeries où l’on trouvait de tout à foison mais surtout des pâtés de foies gras de Strasbourg ou de Toulouse, de veau de rivière de Rouen, de mauviettes de Pithiviers, de perdrix de Périgueux et aussi des langues de Troyes, des mortadelles d’Italie, des saucissons d’Arles, du bœuf fumé de Hambourg, des nonettes de Reims, des pruneaux d’Agen, des pâtes d’abricot de Clermont, des cotignacs d’Orléans… en fait presque toutes les spécialités gourmandes de France et d’Europe. D’autres magasins encore créaient dans les galeries une animation, même une grande affluence : couturières, modistes, tailleurs, chapeliers, marchandes de dentelles, de gants ou de corsets, bijoutiers et fleuristes attiraient en foule jolies femmes, femmes de toutes sortes et hommes de toutes catégories.

Cela, c’était le Palais-Royal du grand jour. Celui dans lequel Félicia introduisit son amie était presque aussi animé mais combien différemment : c’était l’heure des restaurants élégants, et aussi des salles de jeu, des tripots, des cafés et des filles publiques. Les maisons de plaisir étaient assez nombreuses dans les étages qui surmontaient les boutiques pour que leurs pensionnaires fussent trop visibles. Certaines se contentaient de robe décolletées à outrance, d’autres portaient des tuniques de voile qui ne laissaient rien ignorer de leurs charmes.

Dans les galeries, le public était surtout composé d’hommes et, si l’on apercevait des femmes, c’était à travers les vitres des restaurants, les plus célèbres de Paris : le Véfour, Very ou les Frères Provençaux qui brillaient de mille feux et illuminaient les arcades…