Выбрать главу

Tiré par un solide cheval, le cabriolet allait vite et atteignait la ligne brillante des Boulevards où les préposés de la préfecture allumaient les grosses lanternes à huile et les quelques réverbères à gaz déjà installés.

Le contraste avec les rues mal éclairées d’où l’on sortait était saisissant. Le Boulevard traçait, à la lisière du Paris de Louis XIV, un ruban scintillant qui éclairait le ciel. Les lumières des théâtres et des cafés, derrière les hautes vitres desquels on voyait s’agiter les consommateurs, rejoignaient celles de la large chaussée où défilaient incessamment voitures et chevaux de selle. L’éclairage jaune se reflétait dans le feuillage des grands arbres qui, doublés par une longue file de grosses bornes de pierre, délimitaient le domaine des piétons.

C’était l’heure des spectacles et, derrière les glaces des landaus miroitants, on pouvait apercevoir l’édifice compliqué d’une coiffure féminine, le scintillement d’une girandole de diamants, les nuages mousseux des plumes d’autruche ou les couleurs fraîches d’un bouquet de fleurs auréolé de dentelle. Parfois, un tilbury passait, mené à vive allure par un dandy en cape doublée de satin, le chapeau sur l’oreille, le cigare aux lèvres, dominant de sa superbe le groom minuscule assis auprès de lui, bras croisés sous l’absurde tuyau de son « tube » à cocarde.

Les privilégiés de la capitale entamaient une nouvelle nuit de fête, semblable à celle de la veille et à celle du lendemain. Une nuit dont Hortense, en dépit de son grand nom, de sa beauté et de sa fortune, se sentait curieusement absente.

Entre elle et ces gens heureux, il y avait infiniment plus que l’épaisseur d’une portière de voiture ! Les illuminations du boulevard blessaient ses yeux habitués au grand ciel nocturne dont s’enveloppait l’Auvergne. Tandis que le cabriolet traçait son chemin, elle n’aspirait qu’à une chose : retrouver sa maison d’enfance, même si, inhabitée depuis deux ans, elle n’avait à lui offrir que des meubles poussiéreux, des fauteuils drapés de housses blanches, des lampes sans huile et des lits sans draps. Même si aucune présence tendre ne l’y attendait, même s’il allait lui falloir affronter le vide dramatique d’un logis abandonné, privé de son âme ! C’était « sa » maison, le seul lieu où il lui serait possible de se retrouver elle-même, un refuge contre la tempête, une branche secourable traînant dans le flot tumultueux qu’était sa vie depuis la naissance du petit Étienne. Elle avait hâte d’y être.

La voiture atteignit la Chaussée d’Antin mais avant que le cocher tournât l’angle du restaurant Nibaut, Hortense se pencha :

— Vous m’arrêterez à l’hôtel qui est en face de l’hôtel Perregaux, cria-t-elle.

L’homme se détourna à demi.

— L’hôtel Granier de Berny ?

— Oui…

— Alors dites-le tout de suite !

Hortense se traita de sotte. Qu’avait-elle été imaginer ? Que la maison de son père avait perdu son nom à la suite du drame qui s’y était joué ? Elle avait craint obscurément une quelconque remarque du cocher, un commentaire qui lui eût été cruel et qui…

La stupeur arrêta net le cours de ses pensées. Elle s’attendait à des murs sombres, une porte close, une maison muette. Or, l’hôtel abandonné ruisselait de lumières. Depuis les deux pavillons sur rue qui encadraient le haut portail jusqu’à l’attique, orné d’un fronton triangulaire où s’alanguissait une nymphe, qui couronnait le corps central, toutes les fenêtres jusqu’à la plus simple lucarne étaient éclairées. Les deux vantaux largement ouverts laissaient contempler à loisir la noble ordonnance de la cour et les grands pots plantés d’orangers touffus qui l’agrémentaient d’une note verte. L’écho lointain d’une ariette de Mozart voltigeait dans la nuit et là-bas, près du perron, un landau déposait un couple en tenue de soirée – robe mauve et aigrettes noires pour la dame, frac noir et culotte courte sur bas de soie pour l’homme – qu’un grand laquais dont la livrée pourpre et argent n’était plus celle des valets d’autrefois accueillait.

Le cocher du cabriolet arrêta sa voiture avant le portail.

— On dirait qu’il y a une fête, grogna-t-il. Vous êtes sûre que vous ne vous trompez pas d’adresse ?

D’abord muette de stupeur, Hortense se ressaisit.

— Pourquoi me tromperais-je ?

— Ben, je ne sais pas moi ! Mais si vous venez pour une place, c’est pas par ici qu’il faut passer. Faut faire le tour…

Apparemment, la vêtures de sa passagère ne lui inspirait pas grand respect. Hortense la compensa par un ton suffisamment hautain pour faire comprendre à l’homme qu’il n’avait pas affaire à une servante.

— Cette maison m’appartient, dit-elle sèchement. Conduisez-moi jusqu’au perron ! Il faut voir ce que cela signifie…

— Ah ! bon.

L’homme, mal convaincu, engagea sa voiture à une allure précautionneuse. A peine d’ailleurs avait-elle franchi le porche qu’un vieil homme jaillissait de la loge du concierge et se lançait à la tête du cheval.

— Hé là ! Où est-ce que vous allez comme ça, l’homme au cabriolet ? On n’entre pas ici comme dans un moulin.

Mais déjà Hortense, envahie d’une onde de joie, s’était élancée hors de la voiture et retroussant son voile noir courait se jeter au cou du concierge.

— Mauger ! Mon bon Mauger ! Enfin je te retrouve !

L’ancien cocher d’Henri Granier de Berny poussa un cri où se mêlaient la joie, la surprise et une vague inquiétude.

— Mademoiselle Hortense ! C’est vous ? C’est bien vous ?… Mais qu’est-ce que…

— Qu’est-ce que je viens faire ici ? Mais je rentre chez moi pour y rester, mon bon Mauger. En revanche, j’aimerais bien comprendre ce qui s’y passe ? Est-ce que quelqu’un se serait permis de s’installer dans la maison de mon père ?

L’air très malheureux tout à coup, Mauger baissa la tête triturant entre ses mains le bonnet soutaché qu’il avait ôté en reconnaissant Hortense…

— Monsieur le prince de San Severn qui préside le conseil d’administration de la banque Granier a demandé la permission de s’y installer pour être plus près de ses bureaux. Le Roi lui a accordé gracieusement cette permission. C’est aussi pour que la maison ne s’abîme pas. C’est que ce n’est pas bon le vide, l’abandon…

Le pauvre homme donnait l’impression pénible de réciter une leçon difficilement apprise. La tristesse qui habitait son bon regard de vieux serviteur en disait long sur ses sentiments intimes.

Il y eut un silence, vite coupé par l’impatience du cocher :

— Alors ? Qu’est-ce que je fais ? On s’en retourne ?

— Pas question ! Menez-moi au perron ! décida Hortense en remontant dans la voiture. Je te verrai plus tard, Mauger. Pour l’instant, j’ai à faire…

Et sans écouter les timides représentations du vieil homme, Hortense fit signe au cocher d’avancer. En même temps, elle lui tendait une pièce de monnaie pour régler sa course. Quelques secondes plus tard, le valet de pied stupéfait et vaguement scandalisé regardait sans songer un instant à aller au-devant d’elle, cette vulgaire voiture de place qui s’arrêtait devant les marches blanches du perron. La tête d’Hortense parut à la vitre baissée.