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— Aussi n’allons-nous pas rester là, fit Vidocq.

Il prit un rat-de-cave sur une étagère, l’alluma à son briquet puis, avec l’aide d’un de ses compagnons fit basculer tout le devant d’une grosse barrique dans laquelle il invita les deux femmes à le suivre. Les deux autres hommes s’y engagèrent à leur suite et le dernier referma l’étrange porte qu’un ingénieux mécanisme ouvrait et refermait à volonté.

Un système analogue ouvrait l’autre fond de la barrique et, instantanément accueillis par une bouffée de musique, les fugitifs se trouvèrent dans l’endroit le plus étrange du monde.

C’était une sorte de longue cave, décorée de façon criarde, mais séparée, par des cloisons de bois peintes de fleurs et de nymphes vaporeuses, en une vingtaine de boxes dans lesquels s’ébattait une compagnie fort mélangée. Des hommes de mauvaise mine et des filles, d’autres hommes et de jeunes garçons y buvaient ou s’y livraient à des plaisirs moins innocents. Au bout de la longue travée centrale un orchestre de quatre musiciens faisait rage.

La barrique débouchait sur l’un de ces boxes, celui du fond, qui était aussi le plus obscur mais quand on voulut la diriger vers la sortie, Hortense eut un mouvement de recul.

— C’est insensé, dit-elle. On va nous voir…

— Il n’y a aucun danger, chuchota Vidocq. C’est ici le Café des Aveugles et les quatre musiciens que vous voyez là-bas sont d’anciens pensionnaires des Quinze-Vingts qui ont appris la musique. Sous la Révolution, c’était le lieu de rendez-vous favori des sans-culottes. Au-dessus de la porte, il y avait une inscription qui disait : « Ici on s’honore du titre de citoyen, on se tutoie et on fume »… On ne s’appelle plus citoyen, on ne se tutoie plus… enfin pas obligatoirement, mais on y fume toujours. On y fait aussi pas mal d’autres choses que la morale réprouve. Aussi, je vous conseille vivement de ne pas regarder ce qui se passe dans les compartiments devant lesquels nous allons passer. Cela risquerait d’offenser vos yeux mais je peux vous garantir que personne ne fera attention à nous…

Accrochée au bras de Félicia que rien apparemment n’effrayait, Hortense se laissa conduire au long de la galerie. Des rires gras, des chants, des plaisanteries affreuses s’élevaient de l’ignoble ruche. Persuadée d’être au fond de l’enfer, la jeune femme s’efforçait de ne rien voir, et d’entendre le moins possible… Enfin, on fut près de l’orchestre dont le vacarme était presque insoutenable. Vidocq mit une pièce dans la main du tenancier qui, lui, voyait très clair mais se contenta d’une grimace de connivence. Puis on s’engagea dans un escalier raide et gras qui débouchait au fond d’une courette obscure prolongeant l’entrée d’une maison où se faisait entendre un vrai tintamarre de bacchanale…

— Allez devant ! conseilla Vidocq aux deux femmes, après s’être assuré qu’aucun policier ne patrouillait devant la porte. Il vaut mieux se séparer ici. Rentrez vite chez vous et prenez bien garde… On vous fera savoir des nouvelles dès qu’on en aura !

Quelques secondes plus tard, Félicia et Hortense se retrouvaient mêlées à la foule des galeries. La porte qui leur avait livré passage jouxtait le superbe magasin de Corcellet et personne parmi les badauds qui contemplaient, derrière les grilles, l’étalage de l’épicier, ne fit attention à elles.

Sur la place du Palais-Royal, elles trouvèrent sans peine un fiacre qui les ramena rue de Babylone…

CHAPITRE IV

UNE INVITATION OU UN ORDRE ?…

Les jours qui suivirent firent à Hortense l’effet d’une halte après un long voyage fatigant. Le temps de ce mois de mai était beau et déjà chaud. Dans le jardin de Félicia les roses promettaient d’être nombreuses autant que précoces, les glycines et les seringas croulaient sous les fleurs et grâce à ce petit havre de paix, Hortense n’éprouvait aucune peine à rester au logis. D’ailleurs, autour d’elle, Paris commençait à revêtir son visage d’été…

C’était le moment où, dans la Société, on prenait les dispositions nécessaires pour fermer les hôtels et gagner les châteaux ou encore les villes d’eaux. Certains n’avaient pas encore décidé ce qu’ils feraient à la belle saison, hésitant entre Vichy ou Aix-les-Bains, un séjour aux bains de mer que la duchesse de Berry venait de mettre à la mode, ou une retraite moins onéreuse dans quelque vieille demeure campagnarde pour y refaire un peu les finances ébréchées par les fêtes de l’hiver. Quoi qu’il en soit, la vie mondaine cessait progressivement et, aux réceptions hebdomadaires de la comtesse Morosini ne venaient plus que de rares habitués. Car il y avait aussi la catégorie de ceux qui, n’ayant pas les moyens d’aller aux eaux et ne possédant pas de château, s’enfermaient chez eux tous volets clos pour laisser croire qu’ils étaient absents.

La Cour, elle aussi, avait plié bagage. Le Roi était à Saint-Cloud pour y méditer sans doute sur l’effet désastreux produit, chez les Français, par la nomination du ministère super-ultra du prince de Polignac, plus royaliste que le Roi lui-même, et en contradiction formelle avec la Chambre dont, depuis les dernières élections, la majorité des députés appartenaient à l’opposition libérale. Les méditations ne devaient pas être très profondes parce que l’esprit de Sa Majesté ne lui permettait pas de tels excès et qu’en tout état de cause, si la nation presque entière abhorrait ses ministres, lui les trouvait tout à fait à sa convenance. Dans le joli palais d’été jadis construit par Monsieur, frère de Louis XIV, et dont Napoléon Ie, avait fait un séjour des plus agréables, Charles X rêvait au plaisir qu’il allait goûter à se comporter en monarque absolu.

A Paris, dans les faubourgs, les quartiers modestes et même dans certains beaux quartiers, l’atmosphère s’échauffait doucement comme une marmite d’eau qui s’en va paisiblement vers l’ébullition mais ce n’était pas encore perceptible à l’œil nu… Le duc Louis-Philippe d’Orléans qui attendait son heure en comptant paisiblement les gaffes royales était à Neuilly au milieu de ses jardins et de sa nombreuse famille. Mais tout ce beau monde reviendrait vers la fin du mois pour recevoir le roi et la reine de Naples dont on attendait la visite.

Dans les cafés, on commentait, en bien ou en mal, la prochaine expédition française en Algérie où il s’agissait de venger l’honneur d’un ministre plénipotentiaire, souffleté à coup de chasse-mouches par le dey d’Alger. Quant aux rares salons encore ouverts comme celui de la duchesse de Maillé ou de la marquise de Montcalm, on commençait à y envisager des moyens possibles pour un renversement du ministère, alors que chez le vieux prince de Talleyrand et sa beaucoup plus jeune nièce et néanmoins maîtresse, la duchesse de Dino, on complotait la mise à la retraite de la branche aînée des Bourbons au profit de leurs cousins d’Orléans… Mais tout cela se disait doucement, petit bruit plus léger qu’un vent du soir, chuchotements rythmés par le jeu nonchalant des éventails et les accords des dernières contredanses.

Enfin, rue de Babylone, on n’avait eu aucune nouvelle de Buchez et de ses amis. Si l’on avait appris l’arrestation de quelques carbonari par le préfet de Police Mangin, qui leur avait voué une haine farouche et leur faisait une chasse acharnée, du moins rien ne laissait supposer que les compagnons de Félicia eussent été inquiétés. C’eût été une grosse prise que les journaux eussent proclamée avec force commentaires.

La vie des deux jeunes femmes s’écoulait donc paisible et douce, partagée entre la tapisserie, la lecture, la musique et quelques visites. Parmi elles, le peintre Delacroix qui prenait doucement l’habitude de s’arrêter un moment, pour une tasse de thé ou de café, sur le banc du jardin. Il était toujours très satisfait de sa collaboration avec Timour, encore que le Turc lui posât parfois certains problèmes : ainsi le jour où, devant poser pour un portrait équestre, le Turc avait refusé farouchement d’enfourcher le cheval d’atelier, réclamant un vrai pur-sang…