— En outre, reprit Hortense, ma situation personnelle est de celles où l’on souhaite l’obscurité bien plus que les flambeaux. La comtesse Morosini a dû vous dire, Madame la Duchesse, que je souhaite surtout éviter de me rendre aux Tuileries.
— Cela, ma chère, c’est impossible, fit Mme de Dino catégorique. Dites-vous bien que même une maladie ne dispense pas de se rendre à un ordre royal. Car, bien sûr, le mot invitation n’est qu’un euphémisme. Il faudrait que vous soyez à la mort ou avec les deux jambes cassées pour que l’on vous permît de rester chez vous. Il faut vous exécuter. C’est mieux pour la sécurité de tous ici. Vous aurez, en vous présentant, fait acte de bonne sujette…
— Mais pourquoi veulent-ils me voir ? Ne peuvent-ils me laisser tranquille ?
La duchesse se mit à rire.
— Voilà un « ils » fort peu respectueux et qui sent sa rebelle d’une lieue… Allons, ma chère, remettez-vous, ajouta-t-elle plus doucement en posant sa main gantée sur celle d’Hortense. Ce n’est pas si grave. D’ailleurs, je serai là…
— Vraiment ? Je croyais que…
— J’étais mal vue à la Cour ? C’est un fait. Mais c’est un fait aussi que l’on reçoit le roi de Naples, mon suzerain direct pour le duché de Dino. On ne peut se dispenser de, m’inviter, même si l’on n’y trouve aucun plaisir…
— C’est un peu ce que j’espérais en venant à vous, Madame la Duchesse, dit Félicia. N’ayant pas droit de cité au palais, je vous avoue que j’étais… je ne dirais pas inquiète, mais un peu soucieuse de laisser mon amie aller seule dans un endroit où l’on ne doit guère l’aimer.
— Elle n’y va pas seule puisqu’elle a deux marraines. J’avoue qu’à mon sens c’est cela le plus redoutable. Mmes d’Agoult et de Damas, qui sont de l’entourage de notre Dauphine, sont à son image : ennuyeuses et compassées. Elles ne vous diront pas trois paroles et vous aurez l’impression d’être en état d’arrestation. Mais après tout le parcours n’est pas si long…
Ayant dit, elle embrassa spontanément Hortense, lui prodigua encore quelques bonnes paroles puis disparut, laissant derrière elle une légère senteur de tubéreuse.
— J’irai donc, soupira l’invitée royale en se laissant aller contre le dossier du canapé. Mais presque aussitôt, elle se redressa épouvantée :
— Mon Dieu, Félicia, la robe !
— Quelle robe ?
— La fameuse robe de cour, indispensable. Je ne possède rien de tel… et ne suis pas assez riche pour une telle dépense.
— Très juste ! C’est une chose qu’il faut considérer… Félicia réfléchit un instant puis son visage s’éclaircit :
— Je crois que j’ai trouvé la solution. Je vais, de ce pas, demander l’argent nécessaire à San Severo. Selon toute vraisemblance, c’est lui qui est responsable de cette corvée, c’est à lui de payer…
— Il n’acceptera jamais.
— Croyez-vous ? Alors je le lui gagnerai au jeu… Cela me gêne un peu de vous le dire mais je peux, pour une bonne cause, y être d’une extrême habileté. Et puis je ne serais pas fâchée de voir un peu la tête que va faire en face de moi cet assassin en puissance…
Mais, de ce discours, Hortense n’avait retenu que la première phrase.
— Félicia ! Voulez-vous dire que vous allez… tricher ? La jeune comtesse lui dédia un sourire sardonique.
— C’est selon la bonne volonté que l’on mettra. Je n’aurai peut-être pas à utiliser ce petit talent… que je dois à un croupier vénitien qui avait gagné un peu trop d’argent à mon époux et que j’ai obligé, sous la menace d’un pistolet, à me révéler la méthode… Allons, je vais m’habiller ! Passez une bonne soirée et dormez bien. Je rentrerai sans doute tard et n’irai pas vous réveiller.
Hortense s’élança vers son amie et la retint par un bras.
— Emmenez Timour avec vous ! Je serai plus tranquille…
— Gaetano sera très suffisant. Il a lui aussi des talents que vous ne soupçonnez pas. D’ailleurs, je ne crains rien. N’oubliez pas que San Severo se dit amoureux de moi… En revanche, si j’emmenais Timour, il pourrait profiter de notre absence pour envoyer ici une quelconque expédition déguisée en cambriolage…
Son inquiétude, même manifestée sur un ton léger, était sérieuse. Hortense devait s’en apercevoir, en découvrant le lendemain matin que le Turc avait dormi sur une banquette tirée en travers de la porte de sa chambre…
Mais, au petit déjeuner qu’Hortense et son amie prenaient traditionnellement devant la fenêtre du petit salon, ouverte ce matin-là sur un joyeux soleil et un vol de pigeons blancs, Félicia arborait une mine réjouie et caressait amoureusement un portefeuille de maroquin vert rebondi à souhait qui reposait auprès de sa main droite.
— Succès complet ! lança-t-elle à Hortense quand celle-ci la rejoignit. J’ai plumé le cher prince comme un simple poulet.
— Est-ce que cela veut dire que vous avez…
— Eh oui ! J’ai… Le saint homme ne voulait rien savoir. Il jurait ses grands dieux qu’il n’était pour rien, n’étant pas dans le secret des dieux, dans cette invitation à vous adressée. Partant, il ne voyait pas pourquoi il serait obligé de vous offrir une robe. Alors, je n’ai pas insisté. J’ai seulement proposé de jouer. C’est une invitation à laquelle il est incapable de résister. Cette nuit, il n’a vraiment pas eu de chance…
— Combien… lui avez-vous pris ?
— Vingt mille livres ! répondit la jeune femme, triomphante. Il y a là plus qu’il ne nous en faut. Mais, si vous voulez bien avaler ce déjeuner rapidement, nous irons nous occuper de cette satanée robe. Nous n’avons qu’une semaine à peine…
Ce fut une semaine plus que remplie. Quelques heures après l’arrivée de la lettre royale, M. Abraham, petit vieillard sec et précieux, confit dans la poudre et le fard comme d’autres dans la dévotion, se présentait rue de Babylone pour faire pénétrer « Madame la Comtesse » dans les arcanes difficiles des trois révérences de cour.
Hortense en avait bien appris quelque chose chez les Dames du Sacré-Cœur où le maintien était une matière très prisée. Mais elle s’aperçut vite que faire une révérence avec une robe de tous les jours et la faire avec une robe à traîne étaient choses tout à fait différentes. D’autant qu’il ne s’agissait pas d’un seul plongeon mais de trois qu’il fallait exécuter à reculons et, de préférence, sans se prendre les pieds dans la traîne.
Cela donnait lieu à toutes sortes de marches et de contre-marches, de courbettes gracieuses, de pas mesurés, de ruades discrètes destinées à éloigner les traîtres plis de la queue. Se retourner n’eût guère présenté de difficultés mais, justement, il ne pouvait être question de se retourner, les personnes royales ne devant jamais voir leurs visiteurs autrement que de face. Cela compliquait singulièrement les choses car, les devoirs une fois rendus, il s’agissait en général de retraverser un immense salon à reculons sans dévier d’un pouce de la ligne prévue. Si l’on avait mal calculé l’emplacement de la porte, on se retrouvait le dos contre le mur et couverte de ridicule.
— Nous avons peu de temps, glapissait M. Abraham mais, grâce à Dieu, Madame la Comtesse est jeune et fort souple. Elle devrait se tirer à son avantage de cette petite épreuve… La révérence, bien sûr, est tout un art… Ah ! si vous aviez pu voir la défunte reine Marie-Antoinette ! Que de grâce, que d’élégance…
M. Abraham avait été, jadis, en effet, le maître à danser de la malheureuse souveraine et ne permettait à personne de l’ignorer. La majeure partie de ses phrases en forme de regrets s’achevait par : « Ah ! si vous aviez vu… »