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— Eh bien, mon ami, on ne vous a pas appris à ouvrir une portière ? fit-elle sèchement.

Le ton impérieux secoua la torpeur de l’homme qui, presque machinalement, vint délivrer Hortense. Celle-ci sauta à terre.

— Vous prendrez mon bagage ! ordonna-t-elle, puis vous irez dire à votre maître que je veux lui parler.

— Mais Madame, s’écria le valet qui retrouvait ses esprits, c’est tout à fait impossible. Monseigneur donne un grand dîner à cette heure et je ne saurais…

— Il faudra bien que vous sachiez, si vous ne voulez pas que je fasse irruption dans ce dîner…

— Madame ! Madame ! Monseigneur a horreur d’être dérangé.

— Et moi j’ai horreur que l’on s’installe dans ma maison sans m’en avertir. Et j’ai plus horreur encore que l’on prétende m’en interdire l’entrée. Allez annoncer la comtesse de Lauzargues. J’attendrai dans le salon des Quatre Saisons… si toutefois il existe toujours ?

Le valet hocha la tête mais, dompté, s’inclina profondément avant d’aller ouvrir devant la jeune femme une porte qui se trouvait à gauche du grand vestibule dallé de noir et blanc. Hortense pénétra dans le gracieux salon dont les murs bleu turquoise s’ornaient de nymphes en demi-bosse représentant les quatre saisons exécutées en stuc blond.

En dépit de son courage, de l’espèce de force que l’on trouve dans la colère, elle fut heureuse d’un instant de solitude qui lui permettait de donner libre cours à son émotion. Sa mère avait aimé cette pièce dont elle avait elle-même choisi la couleur – ce bleu aux reflets de mer qu’elle aimait entre tous –, les meubles et même chaque objet, tels ces grands vases de cristal antique où elle se plaisait à disposer des brassées de roses pâles. D’une main tremblante, Hortense alla caresser le lampas tissé d’argent de la chaise longue disposée près de la cheminée où tant de fois Victoire Granier de Berny s’était étendue sous des dentelles mousseuses ou des mousselines irisées pour accueillir quelques intimes. Comme autrefois, le long cornet de cristal mauve posé sur un guéridon près du récamier contenait trois roses blanches veinées de vert pâle, les plus belles parmi celles que produisaient les serres de Berny.

Hortense ferma les yeux un instant pour retenir les larmes qui venaient. La présence de ces trois fleurs avait quelque chose d’hallucinant parce que c’étaient toujours celles que choisissait sa mère pour ce vase-là et si, pour compléter le tableau, une écharpe eût été abandonnée sur le dos d’un fauteuil, la jeune femme, peut-être, eût éclaté en sanglots.

Le grincement léger d’une porte l’en sauva et, ouvrant les yeux, elle se retourna d’un mouvement brusque qui fit voler son voile de crêpe. Debout sur le seuil, un petit homme mince dont l’étroit visage s’ouvrait sur les plus beaux yeux noirs qu’Hortense eût jamais vus s’inclinait silencieusement. Il était si sec de corps que sa figure semblait taillée dans du bois d’olivier mais ses mains étaient admirables et son élégance sans défaut. Le frac à haut col de velours dont s’échappait le flot de dentelles du jabot, la culotte de satin noir étaient si justement coupés qu’ils semblaient peints sur sa personne.

Le salut fut bref. Quelques pas rapides amenèrent le prince auprès d’Hortense qui n’avait pas bougé, raidie d’avance contre l’intrus. Son regard rejoignit la main de la jeune femme qui s’attardait autour de la corolle d’une rose.

— Il y en a toujours dans ce vase, dit-il d’une voix douce. Votre mère les aimait et je m’en souviens.

— Le marquis de Lauzargues, mon beau-père, m’a dit, en effet, que vous êtes un ancien ami de mon père. Pourtant, je ne me souviens pas de vous.

Le ton était à la limite de l’insolence mais San Severn se contenta de sourire.

— Une jeune fille élevée dans un couvent ne saurait connaître tous ceux que fréquente un puissant banquier. Vos parents, comtesse, étaient entourés d’un très grand nombre d’amis. J’admets que certains étaient plus en évidence que d’autres. Nos relations se situaient davantage sur le plan des affaires. A présent… me direz-vous quelle heureuse chance me vaut cette visite inattendue ?

— Croyez, prince, que votre présence ici est tout aussi inattendue pour moi. J’ignorais que l’hôtel de mes parents eût un nouveau possesseur.

— Je n’en suis pas possesseur mais simple locataire. Il est bon, pour les affaires de la banque dont je préside le conseil d’administration, que mon logis n’en soit point trop éloigné. C’est du moins ce qu’ont pensé le Premier ministre, M. de Polignac… et aussi Sa Majesté le Roi Charles X. J’ajoute que le marquis de Lauzargues est parfaitement au courant de cet état de choses.

— Il ne m’en a rien dit. Il semblerait que l’on m’ait tenue fort éloignée des affaires de mon père…

— Croyez-vous vraiment que ce soit le fait d’une jolie femme ?… Pardonnez-moi, je ne vous ai pas encore priée de vous asseoir mais je ne vous cache pas que votre vue me bouleverse. Vous ressemblez tellement à votre mère ! J’étais son… très respectueux admirateur et je crois qu’elle voulait bien voir en moi un ami.

Il avançait un siège qu’elle refusa du geste.

— Je vous remercie. Je n’ai pas l’intention de m’attarder puisque aussi bien je ne suis plus ici chez moi.

— Ne dites pas cela ! Cette maison est toujours vôtre, je vous l’assure, et si vous aviez bien voulu me prévenir de votre venue…

— A quel titre l’aurais-je fait puisque j’ignorais votre présence ? Au surplus, l’heure me paraît mal choisie pour ce genre de discussion. Vous recevez, ce soir, je crois ?…

— J’ai, en effet, quelques amis à dîner et d’autres vont venir pour la soirée, mais il n’y a là rien qui doive vous contrarier. Vous devez avoir un très grand besoin de repos et je vais donner des ordres pour que l’on vous prépare l’appartement le plus éloigné possible. Grâce à Dieu cette maison est assez grande pour que…

— Je vous en prie, prince, coupa Hortense, vous êtes en train de vous méprendre. Je comptais habiter chez moi mais je ne logerai chez vous à aucun prix. Vous occupez la maison, soit ! Il me reste Berny et si vous voulez bien m’y faire conduire, vous aurez rempli amplement votre devoir de gentilhomme envers une voyageuse isolée.

— Vous voulez… aller à Berny, cette nuit ?

— Ce n’est pas si loin. Et vous comprendrez que j’aie envie de me retrouver vraiment chez moi.

San Severno baissa la tête et, les mains nouées derrière le dos, entreprit d’arpenter lentement le grand tapis fleuri. Il semblait extrêmement contrarié et mordillait sa lèvre inférieure.

— Madame, fit-il au bout d’un instant, il semble que vous ne sachiez vraiment rien de ce qui concerne les biens de votre père. Je m’étonne d’ailleurs que M. le marquis de Lauzargues vous ait laissée dans une telle ignorance. Mais peut-être… ne l’avez-vous pas vu depuis fort longtemps ?

— Est-ce que trois semaines vous paraissent un laps de temps extravagant ? fit Hortense qui, envahie d’un pressentiment, avait peine à empêcher sa voix de trembler.

— Certes pas. Je suis d’autant plus surpris. L’affaire s’est traitée voici plus de six mois et avec le plein accord de votre beau-père agissant en votre nom.

Cette fois Hortense cria presque

— Quelle affaire ?

— Mais… la vente du château de Berny, voyons !… Mon Dieu vous n’allez pas vous évanouir au moins ?…

Le choc, en effet, avait été si rude qu’Hortense, les jambes fauchées, cherchait l’asile et l’appui d’un fauteuil tandis que des larmes lui montaient aux yeux. Vendu, son cher Berny !… la douce maison claire au bord de l’étang qu’elle teintait d’opale, le château de l’enfance, des beaux jours d’été, celui de l’automne aussi quand le tumulte des chevaux, des chiens et des piqueurs faisait vivre l’épais manteau de forêt qui le retranchait du monde ! Berny et ses fenêtres translucides ouvrant sur des jardins de rêve, Berny et ses serres construites jadis pour la mère d’Hortense ! Berny et ses eaux vives !