Un cordon de police tenait, en effet, toute la largeur de la rue du Bac. Il y avait aussi une voiture cellulaire dont la portière ouverte attendait quelqu’un. Deux hommes à figures rébarbatives, longues redingotes et chapeaux castors, portaient les torches qui éclairaient l’entrée d’une maison bourgeoise. Regroupés derrière la voiture, quelques passants tendaient le cou pour voir et, aux fenêtres des maisons avoisinantes, on distinguait des têtes coiffées de bonnets de coton à pompons ou de batiste à rubans. Un vague murmure planait sur toute la scène, fait d’attente et de crainte.
Ce qui suivit fut bref. De la maison on sortit trois hommes et une femme pauvrement vêtus, les mains liées derrière le dos. On les jeta dans la voiture en les y entassant avec une hâte brutale. Au cri de douleur que poussa la femme répondit le vibrant : « Vive la Liberté ! A mort les Bourbons ! » hurlé par les trois hommes. Leur colère gagna la petite foule qui murmura. Trois policiers, le gourdin haut, fondirent alors sur elle et la dispersèrent brutalement tandis que le fourgon démarrait, arrachant des étincelles aux pavés. Un instant plus tard, le passage était libre et Félicia qui était restée penchée à la portière se rassit.
— Voilà ! soupira-t-elle. Il en est ainsi presque chaque nuit car on ose de moins en moins arrêter en plein jour. Vous avez entendu ces gens qui regardaient ? Ils murmuraient parce qu’ils n’étaient pas en force. Le jour où ils le seront, croyez-moi, ils mordront.
Comme s’il avait hâte de s’éloigner de ce lieu tragique, Gaetano mit ses chevaux au galop. Aussi bien, il n’y avait plus âme qui vive. Et quelques instants plus tard, la voiture pénétrait dans la cour d’un petit hôtel derrière les toits duquel on apercevait les arbres d’un jardin.
— Vous voilà chez vous pour aussi longtemps qu’il vous plaira d’y rester, dit Félicia.
— Vous êtes bien certaine que je ne vous gênerai pas ? J’ai peur de vous être une charge supplémentaire. Peut-être même un danger ? Je suis toujours aussi mal avec la Cour…
— Donc vous êtes toujours aussi intéressante, ma chère enfant, et doublement la bienvenue. D’ailleurs, vous n’avez plus aucun moyen de vous enfuir. Le cher San Severo ne doit-il pas vous faire porter quelque chose ici demain ?
— Oui. De l’argent. J’ai l’impression qu’il ne souhaite pas que je me rende à la banque de mon père. Cependant je dois me méfier aussi d’un jugement téméraire. C’est l’un de mes défauts, hélas…
— Avec San Severo cela relève plutôt de la prémonition. En dépit d’une grande naissance et de hautes alliances, je n’aurais, si j’étais vous, aucune confiance en lui. Mais entrons ! Demain il fera jour…
Comme les deux femmes pénétraient dans un élégant vestibule où, derrière un portique d’ordre toscan, se déployait la gracieuse volute d’une montée d’escalier enrichie d’une rampe en fer forgé aux enroulements de rocaille, un homme vêtu d’un habit de livrée noir dépourvu de galons arriva en courant.
— Tu rentres déjà, Madame la Comtesse ? s’écria-t-il d’une voix de basse-taille qui semblait sortir des profondeurs mêmes de la terre. Une voix qui allait bien avec son style plus qu’original. C’était en effet un homme aussi grand et aussi large qu’une armoire. En outre, son crâne rasé et sa figure plate ornée d’une paire de longues et fines moustaches à la mongole ne rappelaient en rien à l’image que l’on pouvait se faire d’un serviteur de bonne maison. Ce personnage ressemblait plutôt au génie de la lampe d’Aladin…
Le tutoiement dont il usait devait être habituel pour Félicia. Elle se mit à rire et répondit sur le même mode.
— Tu devrais être content puisque tu n’aimes pas que j’aille chez le prince San Severo.
— Tu sais ce que j’en pense, maîtresse ! C’est un homme mauvais, dangereux. Je le crois capable de tout !
— Mais quand même pas d’égorger une de ses invitées en plein milieu de son salon. En outre, cette fois, j’ai eu raison de ne pas t’écouter puisque j’ai trouvé chez lui une amie d’autrefois. Va dire à Livia qu’elle prépare tout de suite une chambre pour Mme la comtesse de Lauzargues…
Puis, tandis que l’étrange serviteur s’inclinait avec une grâce inattendue :
— Je vous présente Timour, mon majordome, dit Félicia. Mon cher Angelo auquel il était totalement dévoué l’a ramené, voici cinq ans, des bords de la mer Caspienne. A présent, il est pour moi le meilleur des gardes du corps.
— Un garde qu’on n’emmène pas quand on va dans les mauvais lieux, grogna le Turc[3] l’œil en bataille.
— Tu sais très bien pourquoi. La dernière fois, ma chère, il a rossé si copieusement l’un des valets du prince que ce malheureux est resté plié en deux pendant trois semaines.
— Il le méritait ! C’est une bête brute !
— Tout cela parce qu’en m’aidant à ôter mon manteau il a fait un faux mouvement et m’a légèrement bousculée. Le prince n’ayant pas apprécié le traitement infligé à son valet, j’ai pris le parti de laisser Timour ici quand je vais chez lui. A présent, laisse-nous ! Quand tu auras prévenu Livia, tu nous feras porter une collation dans mon boudoir. Mme de Lauzargues arrive d’un long voyage…
Le majordome effectua une sortie digne d’un empereur, tandis que les deux femmes commençaient à gravir, bras dessus bras dessous, le grand escalier de pierre.
Ce fut en arrivant à l’étage que, soudain, le cœur d’Hortense creva. L’angoisse et le chagrin causés par les derniers jours à Lauzargues s’unirent à l’extrême fatigue du trop long voyage et aux cruelles déceptions de l’arrivée. Elle éclata en sanglots…
CHAPITRE II
« UNA CARBONARA… »
En voyant Hortense quitter son bras, chercher l’air comme si elle étouffait puis s’effondrer en larmes sur la rampe palière, Félicia ne perdit pas de temps. Elle prit son amie à bras-le-corps, l’arracha de la rampe où elle risquait de basculer et la porta presque dans une petite pièce tendue de velours vert dont elle ouvrit la porte d’un coup de pied. Là, elle la fit étendre sur une méridienne, entreprit de la débarrasser de son chapeau et de son voile qui, entortillé autour de son cou, menaçait de l’étrangler, ouvrit son manteau, le col de sa robe et finalement courut se pendre à un cordon de sonnette. Cela fait, elle revint s’asseoir auprès d’elle et prit dans les siennes ses mains glacées pour tenter de les réchauffer… Quelques secondes plus tard, une petite femme brune et maigre, coiffée d’un soupçon de mousseline, entrait en coup de vent dans un grand bruit de jupons et de tablier blanc amidonnés.
— Va me chercher de l’eau de Cologne, des sels et de l’eau fraîche, ordonna Félicia, puis reviens m’aider à délacer la comtesse…
— Encore une comtesse ! Où donc avez-vous trouvé celle-ci, Madona ? Elle est jolie, d’ailleurs, mais bien pâle ? Comment peut-on être malheureuse avec pareille figure ?
— Tu lui feras part de tes considérations esthétiques plus tard, Livia ! Pour le moment, elle a surtout besoin d’aide. Fais ce que je te dis !
Elle achevait à peine de parler que la petite femme lui mettait dans les mains un verre d’eau et entreprenait de bassiner d’eau de Cologne les tempes d’Hortense qu’elle débarrassa ensuite de son manteau avant de l’envelopper dans un grand cachemire moelleux.
— On la déshabillera plus tard ! Pour le moment, il faut la réchauffer. Pauvrette ! Si jeune… et déjà si malheureuse !
— Je suis tout aussi jeune, ronchonna Félicia, et presque aussi malheureuse ! Mais moi tu ne me plains pas.