— Vous, Eccellenza ? Vous êtes aussi difficile à démolir que le géant Atlas. Je vais voir ce que votre Turc fait avec son plateau.
Elle disparut dans le même tourbillon de robe noire et de jupons blancs, tandis qu’Hortense progressivement se calmait. Les sanglots s’apaisèrent et elle put boire, sans s’étrangler, quelques gorgées d’eau fraîche. Mais, privée de ses forces, elle ne réussit pas à se redresser et resta à demi étendue sur la chaise longue, la tête appuyée sur un coussin. Elle eut, pour son amie, un regard contrit en s’efforçant de trouver un sourire :
— J’ai peur de m’être couverte… de ridicule.
— C’est à présent que vous allez l’être si vous entreprenez d’offrir je ne sais quelles excuses parfaitement hors de saison. Mais je ne me féliciterai jamais assez d’être allée ce soir chez San Severo…
Changeant brusquement de ton, elle pencha vers Hortense son profil d’impératrice romaine :
— Cela a été si dur ? demanda-t-elle gravement.
— Plus encore que vous n’imaginez, Félicia… Je me demande même si vous allez me croire et si vous n’allez pas me prendre pour une folle. Mon histoire est pleine… de cris… de fureur, d’horreurs… d’amour aussi, bien sûr, mais l’invraisemblable l’emporte, je crois.
— Essayez toujours ! Auparavant, vous allez vous restaurer et peut-être prendre enfin un peu de repos ?
Timour entrait, en effet, chargé d’un immense plateau bosselé de tant de couvercles d’argent qu’il ressemblait à une mosquée. Une longue bouteille posée au milieu jouait assez bien le minaret. Il déposa le tout sur une console, tira un guéridon près de la chaise longue, dressa un couvert pour deux en quelques secondes puis, soulevant le premier couvercle, libéra les effluves d’un odorant bouillon. C’était peu de chose, un simple petit plaisir de la vie, mais Hortense y trouva un rien de réconfort. Ce parfum lui rappelait ceux que l’on respirait dans la cuisine de Godivelle, à Lauzargues, et il lui sembla tout à coup sentir à nouveau près d’elle la présence rassurante de la vieille cuisinière. C’était comme si les humbles choses de la vie quotidienne lui faisaient un signe encourageant.
— Je crois que si je bois un peu de ce bouillon j’aurai assez de force pour tout vous dire dès ce soir. Après tout, Félicia, vous avez le droit de savoir quel genre de femme vous accueillez chez vous.
— Est-ce que je ne le sais pas depuis longtemps ?
— Non. Ces deux années nous ont changées l’une et l’autre. Vous moins que moi, je le reconnais. Mais sur l’une comme sur l’autre, l’amour et le malheur sont passés et c’est cela qui change tout.
Soudain Félicia baissa la voix, comme si la seule évocation de l’Amour était lourde de dangers et réclamait le secret :
— Avez-vous donc aimé, vous aussi ?
— J’aime encore et ne cesserai jamais d’aimer. Pourtant… il se peut que vous me méprisiez, vous si fière de votre nom et de vos origines, lorsque j’aurai parlé.
— Vous ne me ferez pas croire que votre cœur pourrait déchoir. Je vous ai mené la vie dure, jadis. Je vous ai dit un jour pourquoi. Aussi ne m’envoyez plus à la tête mes hautes origines. J’ai fini par comprendre que vous me valiez largement.
— Sans doute, mais vous, vous avez aimé selon votre rang, dans le mariage et dans l’honneur.
— J’ai eu de la chance. Pas vous ?
— Mon mari n’a jamais été mon époux. Celui que j’aime est du même sang mais bâtard. Il vit comme un sauvage au creux d’une gorge boisée gardée par les loups. Les loups qui lui obéissent et dont il est le maître… comme il est le mien.
Un éclair de flamme traversa le regard noir de la Romaine. Elle eut un demi-sourire qui lui prêta un charme étrange, un peu mystérieux. Un sourire qui s’adressait peut-être davantage à elle-même qu’à Hortense.
— Racontez ! dit-elle seulement[4].
La nuit était avancée quand enfin les deux jeunes femmes se décidèrent à laisser la place au sommeil mais ni l’une ni l’autre n’en avait vraiment envie. Durant des heures elles avaient été prisonnières d’une sorte de charme et ce charme les avait unies comme ne l’avaient jamais fait les années de couvent vécues cependant côte à côte mais séparées par tant d’incompréhension et par toute cette passion que l’extrême jeunesse met en toutes choses.
Dans l’élégant salon parisien, Hortense fit surgir pour un moment le sauvage décor de la planèze et de la gorge solitaire d’où jaillissait Lauzargues. Elle le fit avec des mots simples mais plus simples encore lorsque la haute silhouette de Jean de la Nuit vint s’inscrire dans le paysage. Pour le décrire, elle laissa simplement parler son cœur et ce cœur trouvait tout seul les images.
Fascinée, Félicia entendit résonner dans son âme la voix passionnée de son amie, cette quasi-inconnue qui lui était devenue brusquement aussi proche qu’une sœur. Et quand, enfin, Hortense un peu honteuse de sa propre ardeur lui demanda si elle n’était pas choquée par les confidences d’un amour adultère, la Romaine se contenta de hausser les épaules :
— Chez nous, les Orsini, les bâtards ont parfois compté bien plus que les fils légitimes. Ils étaient souvent plus beaux, plus forts, plus habiles. Plus vaillants aussi quelquefois… ou plus infâmes mais aucun n’a été indifférent. Je crois qu’à votre place j’aurais subi la même magie. Ce Jean est un homme et, depuis la chute de l’Empire, la race m’en semble en décadence.
Ce fut le mot de la fin. Les deux jeunes femmes regagnèrent chacune leur lit avec du rêve dans les yeux. Le cœur d’Hortense avait débordé dans celui de son amie, ravivant des souvenirs ou de secrètes aspirations. Il y avait de l’amazone dans cette femme si essentiellement femme et cette amazone avait vibré. Les gens de Lauzargues faisaient à présent partie de son univers.
Tandis qu’Hortense, enfin terrassée par la fatigue, s’endormait dans une aimable chambre tendue de satin vieil or à palmettes blanches, Félicia dans la sienne, plus virile, où l’aigle impériale et le lion de Venise se faisaient face, l’une éployée sur un lutrin, l’autre passant superbement sur le marbre blanc de la cheminée, Félicia resta longtemps les yeux ouverts dans l’obscurité entretenue par les grands rideaux de velours pourpre. Apparemment, sa rêverie lui donnait toutes satisfactions car elle souriait encore lorsque enfin, au petit matin, elle s’endormit alors qu’au-dehors les bruits de la rue commençaient à s’éveiller.
L’hôtel qu’habitait la comtesse Morosini avait appartenu au marquis de La Ferté, commissaire général des Menus-Plaisirs du Roi, mais c’était une maison assez petite et qui n’avait rien d’officiel. Le marquis y avait logé ses propres menus plaisirs sous les espèces juvéniles et moelleuses d’une ravissante demoiselle d’opéra. C’était une sorte de bonbonnière qui allait assez mal d’ailleurs à l’altière beauté de Félicia. Les amours joufflus, enrubannés de bleu tendre qui folâtraient au-dessus des portes, les rinceaux abondamment dorés décorant les frises et les pilastres, certaines peintures du grand salon où des nymphes coquines, fort rebondies du postérieur jouaient à cache-cache avec de galants chèvre-pieds à la barbe follette et à cornes vertes au milieu de buissons de roses, tout cela suggérait les fêtes galantes et les fins soupers.
— Ce décor me donne mal au cœur, expliqua la maîtresse de maison à son invitée, mais mon propriétaire y tient essentiellement. Et comme le prix de location est peu élevé, je m’efforce de ne pas voir ces horreurs.
— Vous êtes peut-être un peu sévère. J’admets que cela ne vous va pas mais ce n’est pas si vilain…
— Il paraît même que c’est assez touchant. C’est du moins ce que prétendent certains de mes « fidèles » que vous verrez ce tantôt. Le vicomte de Vanglenne surtout qui a la larme à l’œil chaque fois qu’il contemple la petite nymphe au voile bleu qui est près de la deuxième fenêtre. On dit qu’elle lui rappelle ses amours défuntes. Des amours qui n’étaient pas sa femme, bien sûr. On n’imagine pas une vicomtesse en semblable appareil…