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— Pourquoi êtes-vous venu, mylord ?

— Parce que j’étais intrigué, mon cher monsieur. Cette communication brusquement interrompue… J’ai essayé de rappeler, mais le téléphone était out. Alors j’ai appelé chez Mary où il y a une deuxième ligne. Quand elle m’a parlé de mon « neveu » et de l’accident de W. C., j’ai pensé qu’il était intéressant que je vienne voir sur place. Ce matin, j’ai pris le premier vol pour Cork, et de Cork ici un taxi…

Il a un léger sourire.

— Vous pensez que Wallace Coy dormira encore longtemps ?

— Il n’est pas exclu qu’il s’éveille demain seulement.

Le gentil lord tamponne légèrement sa bouche au moyen de sa fine serviette brodée.

— Et s’il ne s’éveillait jamais, monsieur Santonio ?

Je hoche la tête.

— Les laboratoires pharmaceutiques sont prévoyants, mylord, ils veillent à ce que l’absorption d’une boîte complète de leurs somnifères ne soit pas mortelle.

Hugh s’écarte légèrement de la table pour amener à soi un coffret empli de cigarettes à bouts dorés, comme on n’en fume plus depuis cent ans. Il en allume une.

— Je crois que vous vous êtes mépris, monsieur Santonio. Ma phrase n’exprimait pas une crainte, mais un espoir.

Oh dis donc, ce qu’il ne faut pas entendre sous le ciel irlandais !

Voilà qui illumine la situation pleins feux. Les projos sonnent à toute volée, comme les cloches le matin de Pâques. Je pige tout, ou presque. Une fois que t’as bien compris le mécanisme humain, plus rien ne t’échappe des bizarreries de l’existence. Tu fais la check-list, c’est pas coton. Quatre ou cinq grandes options salopiotes en référence. Selon, tu procèdes à un rapide montage. Portrait robot de l’âme. Et t’as la solution qui te choit contre.

Le regard imprenable du lord passe sur ma pomme sans s’y arrêter. C’est le regard flou, viceloque et cachottier qu’ont deux femmes en train de deviser entre elles, lorsque le jules de l’une d’elles inopine.

— Oh, mylord, soupiré-je, je crois deviner ce qui vous motive. L’ex-superintendant vous fait chanter, probablement, à la suite d’une vilaine histoire de mœurs. Il s’est incrusté ici parce qu’il a barre sur vous. Vous êtes à bout de patience et vous souhaitez voir cesser ce déplaisant état de chose. Je suis un homme en fuite, compromis dans une sanglante affaire. Vous pensez me proposer votre aide en échange de la peau de mister Coy ; me trompé-je ?

— Vous êtes un homme extrêmement perspicace, mister Santonio, je n’ai rien à ajouter.

— Moi, si, mylord ; voyez-vous, il se trouve que je suis policier, et non assassin. L’affaire de Dublin n’est pas de mon fait. J’y ai joué un rôle purement fortuit. Si je suis en fuite au lieu de me disculper, c’est parce que je suis chargé d’une mission que je ne voudrais pas compromettre. Ne comptez donc point que j’équarrisse votre W. C. ; cela dit, comme je hais les maîtres chanteurs, je puis peut-être vous être utile différemment, c’est-à-dire en récupérant le ou les documents qui vous mettent à la merci de Coy.

Sir Hugh caresse le bout de son aristocratique nez du bout de son aristocratique index.

— Pourquoi pas ? murmure-t-il.

— Si vous pouviez me dire en quoi consiste la pièce fâcheuse qui trouble votre quiétude, cela m’aiderait à mettre la main dessus.

— Oh, c’est tout bête, fait mon hôte, il s’agit d’une simple reconnaissance de culpabilité.

— Coy habite-t-il encore Manchester ?

— Non. Il s’est installé ici définitivement. Il a d’abord fait à Glenbeigh un séjour de trois mois, ensuite il m’a prévenu qu’il comptait y demeurer tout à fait. Alors il est retourné là-bas liquider son appartement et prendre les objets auxquels il tenait.

Je réfléchis.

— Très bien, mylord, je vais essayer de vous donner satisfaction.

— Et en échange ?

— Accordez-moi l’hospitalité. Il me faut une retraite sûre pour quelques jours. Je vous promets de n’en pas abuser.

— Qui me prouve que vous respecterez ce marché, monsieur Santonio ?

— Rien, mylord. Je ne vous donne que ma parole, il vous appartient d’y croire ou non.

Cézigue déguste une gorgée de tea, que j’arrive pas à piger ce qu’ils peuvent bien prendre un pied terrible à écluser cette pisse d’âne diabétique, ces nœuds !

— J’ai confiance en votre parole, monsieur Santonio.

— Merci, mylord.

— Est-il indiscret de vous demander l’objet de votre séjour en Irlande ?

Il me pose cette question tout comme s’il s’inquiétait de ce que je pense du temps ou de la hausse des prix. Et moi, poussé par j’sais pas quoi ou qui, mon instinct peut-êtrement, je réponds :

— Je recherche un roi de la pègre américain qui a des ennuis avec la Mafia. Comme il est d’origine irlandaise, nous pensons qu’il a cherché refuge au pays natal…

Le lord sourit.

— Ne s’agirait-il point, par hasard, de Vernon O’Bannon ?

Alors là, il m’a jusqu’au trognezif, l’aristo. C’est magique une renversée pareille. J’en crois à peine tes oreilles. T’es sûr que je viens bien d’écrire ça, ahuri ? Tu ne serais pas victime d’hallucination auditive ?

— Vous connaissez cet homme ?

— Je l’ai connu jadis, nous jouions dans la même équipe de rugby. Oh ! en amateurs. Nous avions seize ans. Il était natif d’Oughterard et moi j’étais au collège de Limerick car maman était irlandaise et, mon père ayant décédé précocement, elle tint à m’élever dans son pays. Un garçon ma foi assez curieux, ce Vernon : froid et déterminé, avec des explosions brutales. Il me fascinait.

— Un coup de béguin, sûrement. Cette vieille pédale blasonnée en pinçait pour O’Bannon. Les durs font toujours mouiller les tantouzes.

— Vous ne l’avez jamais revu depuis lors ?

— Jamais. Peu après, il est parti aux Amériques, comme le font chaque année vingt mille Irlandais. Des échos de sa triste ascension me sont parvenus. Ici, on est fier des enfants expatriés lorsqu’ils réussissent, qu’ils s’appellent Kennedy ou O’Bannon. Vous le recherchez pour le livrer à la Mafia ?

— Au départ, oui. Mais depuis le début de mon enquête, mon objectif s’est quelque peu modifié.

— Si bien que vous ne souhaitez pas tellement que lui soit appliquée la « solution finale » ?

— Cet homme m’est indifférent en tant qu’individu, ce qui me passionne, c’est de le rechercher et de le trouver. Puisque vous l’avez connu, aidez-moi au plan psychologique.

Le lord, pour la première fois, perd un peu de son impassibilité britannique (car impassible n’est pas français).

— Juste Dieu, dit-il, comme dans la comtesse de Ségur, vous aider de quelle manière ?

— En me livrant vos impressions à propos du personnage.

— Un garçon que je n’ai pas revu depuis bientôt trente-cinq ans !

— Tout homme est déjà complet au départ, mylord. Entre un adolescent et l’homme mûr qu’il devient, il n’y a qu’une pellicule de vernis et des ébréchures. O’Bannon possédait déjà sa démarche, son caractère, ses options fondamentales à l’époque où vous couriez ensemble après un ballon ovale. Tenez, je vais vous poser une question. Imaginez le garnement d’autrefois dans la peau d’un truand redoutable. Une Organisation puissante met sa vie en danger, il décide de se cacher ; selon vous, revient-il chercher asile dans son pays d’origine ?

Sir Hugh me propose un fin sourire pour tableautin du dix-huitième, quand le marquis enjoué regarde sa mignonne fillette frisottée faire de l’escarpolette.

— Mon cher, O’Bannon n’est pas homme à se cacher, quelle que soit l’importance de l’ennemi. Fuir, lui ? C’est im-pos-sible !