— Avez-vous rendu visite au père O’Goghnaud ? demandé-je au prêtre.
— Certes, mais son état de santé ne m’a pas permis de converser avec lui car il est dans un état très critique….
— Eh bien, mon cher fils, allons lui rendre visite et s’il ne peut parler, nous lui donnerons l’extrême-onction.
Il est vachetement joyce, le m’sieur le curé, de véhiculer en Royce. Il roule comme s’il était dans une Rolls, parole ! C’est lui qui guide mon chauffeur.
— Keep to the left ! il lui dit.
Et Béru, docile, prend à droite. Tout ça, bien… Nerveux, mais bien. Je rectifie au mieux. La tuture roule sur fond de soir en préparation. Les mauves du crépuscule, tu sais ? Quand les indigos font place au chose-truc carmin qui fait tant mouiller les romanciers descripteurs ? Qu’ils t’en foutent des chiées de pages, les gueux. Comme quoi les vapeurs du soir qui retournent à leurs roseaux et l’émoi du jour mourant-mes-fesses. Le vrai vertigo, ils bichent, à tartiner de la sorte, s’enrubanner la plume de beaux chromos pimpants.
Le prêtre parle de ses ouailles, du nouveau calvaire offert à la paroisse par Mrs. Nicecat, et tout, et bien, dans la déconnanche ecclésiastique. Il a la voix épaisse des trop-buveurs, l’œil qui gélatine, le teint en survoltage. Moi, je songe à mon petit numéro. Va-t-il mordre auprès des gens que nous visitons ? J’en doute. Si ceux-ci sont (et non saucisson) blanc-bleu, alors oui, peut-être. Mais si, comme tout à croire me porte, ils ont partie liée avec le mystérieux Vernon O’Bannon, ils vont drôlement la renifler, ma belle soutane des dimanches.
On parvient à Early Morning House, une gentille propriété, une peu moins Sam’suffit que les plupartes dans ce pauvre pays où les seules maisons valables sont transformées en hostelleries. Comme elle est d’assez fortes dimensions et peinte en blanc, comme il y a un bon bout de pelouse autour et que le lough Corrib sert de toile de fond, elle donne une relative impression d’opulence.
La Royce se range devant la porte cloutée de cuivre. Le prêtre et moi descendons. Pas besoin de frapper : on nous a vus et on s’avance déjà à notre rencontre. On, c’est la maîtresse de maison, une jeune femme délicieuse qui paraît sortie d’un roman des Brontë sisters. En la voyant, mon cœur qui n’a pas baisé depuis plusieurs jours ne fait qu’un tour et c’est bien suffisant vu l’état de marmelade dans lequel il se trouve instantanément à l’apercevage de cette ravissantissime dame. Pourquoi essayer de te la décrire : je mettrais fatalement à côté de la plaque. Une femme te plaît pas seulement parce qu’elle est belle ou qu’elle traîne à sa suite le cul du siècle. Elle te plaît à cause d’un quelque chose qui te touche, toi, et toi seul, directo, dans une région mystérieuse où l’âme et la viande opèrent leur jonction. Elle te plaît parce que tu reconnais en elle ce que tu espères confusément à l’état endémique. Elle t’apporte inopinément une qualité d’émotion rare. C’est trop coton pour ta cervellita, cette explication ? N’importe ; y en a des qui pigent. L’essentiel, quand tu rédiges, c’est de savoir qu’au moins une personne te reçoit. Des crivailleurs sans public continuent d’écrire pour eux. Ça leur suffit, la branlette cérébrale. L’homme a la possibilité d’exister seul, à preuve l’onanisme.
Et puis marre, hein ? Moi, quand le fichtre du foutre m’empare, faudrait me finir au bazooka pour m’empêcher. Et encore, les mains sectionnées, je continuerais de délirer.
La dame non décrite est tellement exaltante que je vais tout de même porter à ta connaissance qu’elle est âgée de trente-trois ans, sept mois et douze jours, à vue de nez ; qu’elle est blonde extrême, quasiment blanc. Qu’elle a le teint très pâle mais irlandaisement semé de ces fameuses taches de rousseur qui sont, avec la Guinness, la principale caractéristique de ce beau pays chiatique, et que ses yeux, autant que j’en puisse juger à six mètres de distance, sont presque mauves, oui, attends, maintenant qu’il n’y a plus que quatre mètres vingt-cinq, ils le sont davantage, et à présent qu’elle est à un mètre seulement, c’est confirmé cinq sur cinq.
Le curé fait les présentations.
— Voici Mistress Aïlikitt, monseigneur. Mistress Aïlikitt, permettez-moi de vous présenter monseigneur Dugenou (il prononce Diougéniou).
La formidablement plaisante madame rosit d’émotion, courbette tel que dans les Petites Filles modèles, et soupire, comme en fin de panard, une phrase de bienvenue.
Dès lors, monseigneur Santonio place sa nouvelle historiette. Envoyé spécial du Vatican, il a bien connu le père O’Goghnaud, jadis, quand il a fait une année d’anglais à Limerick. On lui a appris, au monastère, que le saint homme était retiré chez ses neveux. Il tient absolument à le voir une dernière fois avant de le retrouver chez Mister Bon Dieu, le plus tard possible.
La foutralement émouvante médème Aïlikitt tortille ses doigts fuselés. Tonton est very ill, près de clamser incessamment et même plus tôt. Une lampe qui s’éteint. L’âge, les privations. Mais enfin, un monseigneur, hein ? Elle va lui annoncer avec ménagement. Voir si…
Un petit garçon rouquin comme son con de papa (puisque sa maman est plus blé que nature) tournique autour de la Royce en demandant si c’est une Rolls. Béru, promu chauffeur du clergé, l’invite à monter près d’him.
Ils font potes, les deux. Le Gravos, c’est une bonne nature. Quand les chiares ne sont pas trop casseburnes, il devient vite gâteux.
Mrs. Aïlikitt nous fait pénétrer dans un délicieux salon. Le feu de tourbe traditionnel fumasse lentement dans une petite cheminée de cuivre pâle. Tout est douillet, céans. Les meubles sont de famille. On a fait un effort pour donner une allure pimpante à la maison et on y est parvenu. Il y a de beaux bouquets de fleurs un peu partout, et des gravures découpées dans de vieux livres et encadrées joliment. Et puis des lampes froufrou dont je te parie ma jolie hôtesse a confectionné soi-même les abat-jour.
Elle s’éclipse. Une horloge tricote du néant dans la pénombre envahissante. Ici tout respire le calme, la sérénité. Je me convoque pour une prise de conscience express et il en ressort que j’ai probablement emprunté une mauvaise piste. La lande irlandaise ne me vaut rien. C’est pas mon élément naturel.
La ravissante dame revient. Elle semble très grave, presque recueillie.
— Venez, invite-t-elle. Je ne sais s’il vous reconnaîtra, mais vous aurez toujours eu la satisfaction de le voir.
Nous traversons le couloir pour pénétrer dans une chambre de dimensions modestes, sobrement meublée.
Dans un vieux haut lit, un vieux au lit respire comme on râle. Tu croirais l’abbé Faria en train de canner dans sa cellule du château d’If.
Ses cheveux blancs sont très longs, sa barbe blanche est hirsute. Ses traits émaciés traduisent la souffrance longtemps endurée et acceptée. Il a les yeux mi-clos. Ses draps remontés sous sa barbe paraissent l’emmailloter.
En l’apercevant, le curé d’Oughterard se jette à genoux comme devant la couche funèbre d’un Louis quatorze ou quinze et se met à réciter à bout portant une salve de « Our father quête z’aux cieux ». Pour ma part, je me signe en trois exemplaires, avec léger paraphe sur la poitrine. Puis me penche sur l’agonisant.
— Père O’Goghnaud ! appelé-je doucement…
Le râle continue toujours.
— Je suis Jean-Baptiste Dugenou, le petit séminariste français que vous avez connu à Limerick. Vous souvenez-vous de moi ?
Le râle dérape, il y a un glafouillage. Les paupières presque noires du mourant se soulèvent à demi sur un regard blanc. Une voix plus caverneuse que celle de l’homme de Cro-Magnon s’élève, à peine audible. Elle parvient à articuler des mots, mais ces mots m’échappent.