Mon premier mouvement de surprise effacé, je reprends mon self-control.
— Je vous en prie, dis-je, ne restez pas assis sur cette baignoire, vous allez attraper des crampes.
Et je recule. Prompts comme : le jaguar, l’éclair, la chiasse, un dard (rayer les mots inutiles), les deux mecs bondissent hors de la salle de baths ; l’un d’eux fonce à la lourde de la chambre pour m’interdire toute tentative de sortie.
— Vous me permettrez bien de remettre mon slip, gentlemen ? demandé-je, il y a une dame !
Comme ils ne répondent pas et que qui-ne-dit-rien-consent, je réintègre mon Eminence en un tourne-cul.
Les trois envahisseurs ne m’ont toujours pas dit une syllabe.
A moi de faire tous les frais de la converse.
— Bien, dis-je en m’asseyant sur le bord du plumard, ça consiste en quoi ?
Toujours bouche cousue.
La femme a déposé sa mystérieuse valise noire sur la table branlante, l’a ouverte et en a retiré une lampe à souder qu’elle trifouille avant de l’allumer.
« Bien, me dis-je, je vais vivre un épisode des “Chauffeurs de la Drôle”, revu et corrigé par les Irlandais. Ces fumiers vont me torturer afin de m’obliger à parler. L’ennui est que je n’ai pratiquement rien à leur dire. »
Je suis prêt à leur bonnir le peu que je sache, et pour pas un penny, mais je doute que ça fasse leur blot.
La gonzesse agit calmement. La voici qui retire une sorte de cachet de fer rectangulaire de sa trousse. Ce cachet est nanti d’un manche métallique terminé par une poignée de bois. Elle le présente à la flamme ardente de la lampe à souder. Les deux gus continuent de me braquer sans frémir. J’essaie de déceler leurs frites à travers le bas qui remodèle leurs traits, mais c’est impossible d’autant qu’ils portent, par-dessus le bas, une casquette dont la visière est baissée jusqu’aux sourcils.
Un moment d’une intensité rare s’établit, à peine troublé par le souffle rageur de la lampe à souder.
Moi, comprends bien, je n’ai pas d’arme à disposition. Or, j’ai eu l’occasion de me rendre compte à Dublin, chez le docteur Martin, que les visiteurs inopinés n’hésitent pas à flinguer. Je connais les tueurs. Les reconnais plutôt. Ceux-ci font partie de cette grande famille qui fait tant et tant pour les croque-morts. Si je tente quoi que ce soit, il y aura une double décarrade de prunes et ton Santonio sera tellement haché fin qu’il ne restera plus qu’à le servir avec des câpres, des oignons et des anchois. Il fournira le ketchup en prime.
Ce qui m’intrigue le plus, je préfère te l’avouer franchement, c’est les petites maniganceries de la dadame. Cette manière qu’elle a de chauffer à blanc son cachet.
Elle puise un objet rond dans sa valoche.
— Tenez ! me dit-elle en me le lançant.
Machinalement, je m’en saisis. Il s’agit d’une balle de caoutchouc mousse grosse comme un poing d’enfant.
— A quoi jouons-nous ? plaisanté-je.
— Mettez ceci dans votre bouche.
— Mais…
L’homme qui se trouve le plus près de ma personne avance son feu de quelques centimètres, ce qui, traduit de son muet langage, signifie :
« Obéis ! »
Moi, tu penses si je pige. Cette balle de caoutchouc est destinée à étouffer le cri que je vais pousser quand ils vont m’appliquer leur vérolerie de tampon sur la bidoche.
— Qu’est-ce qui vous prend, mes chéris ? balbutié-je, y a qu’en Argentine qu’on marque le bétail. Il rime à quoi votre cinématographe ?
— Enfoncez-vous cette balle dans la bouche et allongez-vous à plat ventre, m’enjoint la dame.
L’odeur du métal surchauffé se répand dans la pièce, me rappelant des remugles de maréchalerie-ferrante.
— Et si je refuse ?
La fille me désigne les deux archers.
— Vous serez marqué mort au lieu de l’être vivant, répond-elle.
Moi, tu peux pas savoir, en pareil cas, cette vertigineuse aptitude à penser, supputer, combiner, décider. Je me dis : la table est à deux mètres du lit. Si je m’allonge très au bord de celui-ci sur la partie la plus éloignée de la table, la gonzesse contournera le lit pour me faire son petit poinçonnage maison. Donc, elle se trouvera entre moi et les tireurs ; à moins que ceux-ci ne se gaffent du coup. Mais l’un d’eux est fixe devant la porte, c’est donc l’autre qui peut se déplacer. Le fera-t-il ?
Je hausse les épaules d’un air fataliste et embouche la balle. Je dois ressembler au bon gros toutou quand il fait joujou avec son maîmaître. Ensuite je m’allonge. Pas commode d’être sur le qui-vive, prêt pour l’action, avec la gueule pleine de caoutchouc qui a un sale goût de bottes mouillées.
La femme saisit son poinçon par le manche, comme un traître empoigne son coutelas dans un mélo, la lame en bas, alors que les vrais surineurs comportent tout ce qu’il y a de différemment. Le facteur temps joue en ma faveur. Le métal refroidit assez vite, donc il lui faut agir prestement. Elle contourne le lit en vitesse. Pose sa main gantée sur mon épaule gauche afin de me maintenir plaqué sur le lit et abaisse sèchement son cachet incandescent en direction de mon omoplate.
Aïe !
CHAPITRE XIV
Aïe !
La dernière seconde est la bonne. J’éprouve déjà la chaleur embrasante du fer surchauffé dans la région épaulaire. Roule d’un demi-tour sur moi-même. Le fer plonge dans le drap qui se met à cramer. J’avais prévu de comporter d’une certaine manière, mais les circonstances m’incitent à agir de l’autre. Mon intention était de sauter sur la donzelle pour m’en faire un paravent chinois. Je m’aperçois à l’ultime moment que la manœuvre sera malaisée. Alors je continue de tourner de manière à me laisser tomber sur le carrelage, de l’autre côté du plumard. Tout cela est d’une promptitude folle. Au passage, je cramponne la lampe à souder sur la petite table. Les gars n’ont pas tiré immédiatement, gênés qu’ils étaient par la fille interposée. Ils bondissent afin de me bloquer dans la ruelle du lit. Alors messire Santa, j’vais te dire : du grand art en matière d’action. Du jamais vu. L’exploit, quoi ! Accroupi contre le lit, j’actionne la mollette de réglage de la lampe. La flamme s’allonge de cinquante centimètres. Je passe la main par-dessus le lit, et j’arrose au juger. Arroser, en parlant de feu, est une aimable formule, tu en conviendras si tu veux, et si tu ne veux pas, ce que j’en ai à branler, moi alors ! Tout ce que je peux te dire, c’est que des balles giclent de part et d’autre de mon poignet, mais pas longtemps. Après, ce sont des hurlements sauvages, comme quoi mon calumet de la guerre a débarbouillé la frime de certains de mes agresseurs. Ça pue le cramé dans la région. La viande brûlée, les fringues qu’incandescent. Il y a bousculade, bruit de galop. Et le silence se fait. Je me risque partiellement hors de ma planque. La place est libre. La porte est ouverte sur le couloir obscur. Une fumée âcre se dégage de mon pieu à cause du cachet chauffé à blanc qui carbonise la literie. Au mur, une volée de trous. La valoche noire est restée sur la table. Je fonce à la salle de bains, biche le récipient de fer servant de boîte à ordures, l’emplis de flotte et joue les braves petits pompiers de service. En trois voyages j’ai raison du sinistre. Maintenant, y a un trou noir et fumassant au mitan du matelas. Et puis voilà. Le plus poilant c’est que la paix de l’hôtel n’a pas été endommagée par cette étrange équipée. Faut dire que les armes, comme la plupart du temps de nos jours, étaient équipées d’atténueurs de son. Si ce n’étaient les traces de la rafale au mur et la paillasse dévastée, tu ne t’apercevrais même pas qu’on a joué les « Trois Jours du Condor » à l’hôtel du Gracious King dont je me demande bien pourquoi il porte une telle enseigne en ce pays républicain.